« Au fil d’Ariane », de Robert Guédiguian : Éloge de la déroute
Au fil d’Ariane , le nouveau film de Robert Guédiguian, est une escapade
pleine de surprises où Ariane Ascaride excelle.
dans l’hebdo N° 1308 Acheter ce numéro
Au fil d’Ariane contient l’un des plus beaux plans amoureux que le cinéma ait produits. Il se situe presque au milieu du film. Ariane Ascaride, qui interprète Ariane, se trouve entre les tables d’un restaurant où elle fait la serveuse. Elle se retourne doucement et fixe la caméra, qui alors recule pour ensuite monter vers le ciel. L’expression du regard de la comédienne, d’une tendresse inouïe, la douceur de son sourire, le mouvement d’élévation de la caméra et la voix de Jean Ferrat en off, chantant ces paroles : « Ma Môme/elle a 25 berges/et je crois que la Sainte Vierge/des églises/n’a pas plus d’amour dans les yeux/et ne sourit pas mieux… », provoquent une incroyable émotion. Seul Robert Guédiguian pouvait effectuer ce plan. Il recèle davantage que le simple regard d’un metteur en scène sur sa comédienne. Ce plan est une offrande et une marque d’infinie gratitude de la part d’un homme pour la femme qu’il aime. Sans doute trouve-t-on geste équivalent chez Cassavetes filmant Gena Rowlands ou Fellini Giulietta Masina. Le film lui-même, dans son entier, est un cadeau à Ariane Ascaride. Elle en est la pièce maîtresse, figure dans toutes les scènes, excelle en héroïne clownesque ou en confidente attentionnée. Tout passe par son personnage. Plus précisément, on assiste à l’un de ses rêves : Ariane s’assoupit dès le début du film, dans son appartement confortable, alors que c’est son anniversaire et que son mari et ses enfants lui font faux bond.
Une fois dans son rêve, Ariane la tranquille, la casanière, sort de chez elle et de ses gonds. Elle fait des rencontres : un garçon à Vespa (Adrien Jolivet) qui l’emmène dans un restaurant, l’Olympique, au bord de la mer, dont le tenancier est un atrabilaire accueillant (Gérard Meylan), et où elle fait la connaissance d’une serveuse intermittente (Anaïs Demoustier), d’une jeune et jolie prostituée (Lola Naymark), d’un Américain de Marseille (Jacques Boudet), d’un couple de Chinois aux cuisines et d’un gardien africain (Youssouf Djaoro). Autrement dit, Ariane largue les amarres. De la même façon que le film se déleste des contraintes du réalisme, s’éloigne de la sérieuse rationalité du récit. Il avance comme à bâtons rompus, au gré d’un impromptu narratif, inédit chez le cinéaste, qui a coécrit le scénario avec un nouveau venu dans sa troupe, le dramaturge Serge Valetti (lui aussi né à Marseille !). L’onirisme d’ Au fil d’Ariane emprunte à la comédie, au burlesque et à un fantastique souriant. Une tortue y parle (avec la voix de Judith Magre), comme dans un livre de Boris Vian ou comme dans Des oiseaux, petits et gros, de Pasolini. Les personnages, victimes d’une tempête, échoués sur un rivage, ne savent pas où ils se trouvent, se demandent s’ils ne seraient pas en Afrique, quand soudain l’un d’eux se lève et dit, sans que quiconque ne s’en étonne : « Bon, ce n’est pas tout ça, allons prendre la navette pour retourner à Marseille ! »
À la différence de Marius et Jeannette, que le cinéaste avait baptisé, comme deux autres de ses films, « conte de l’Estaque », et que caractérisent la performance verbale et la morale conclusive, Au fil d’Ariane est qualifié au générique de « fantaisie ». On s’éloigne de Guignol au profit d’un humour fantasque, d’une poésie de sous-entendus et de coq-à-l’âne, et d’un non-sens décomplexé. Il ne faudrait pas croire pour autant que Robert Guédiguian a abandonné toute intrigue. Ariane, une fois dehors, entre dans les histoires de ceux qui composent la petite communauté de l’Olympique – dont l’enseigne perd en cours de route trois lettres, ce qui donne l’Olympe, là où les dieux se reposent… À l’origine de la péripétie et du « drame » le plus marquant : Martial, le gardien africain, hanté la nuit par les animaux sauvages du Muséum d’histoire naturelle, sur lesquels il a veillé pendant trente ans. Ce qui entraînera une virée nocturne de la bande audit musée pour délivrer les « bébés » de Martial. Ne pas croire non plus que l’auteur des Neiges du Kilimandjaro se désintéresse des questions sociales. Par exemple, le même Martial, au sortir d’une transe douloureuse, s’insurge du fait qu’il ne pourrait toucher sa retraite s’il retournait s’installer à Douala. Et la jeune femme qui se prostitue explique à Ariane que caissière en supermarché, ce n’est pas un avenir. Mais le point de vue politique est surtout pris en charge ici par Jean Ferrat, omniprésent dans la bande originale, adulé par le tenancier du restaurant, et dont les clients – des touristes d’un troisième âge populaire – fredonnent en chœur les refrains.
Il n’empêche. Même la façon dont le cinéaste reprend ses « motifs » ou retravaille des éléments déjà présents dans ses films précédents (tel personnage, comme le chauffeur de taxi interprété par Jean-Pierre Darroussin, ou telle musique, comme Ya Rayah, de Rachid Taha, ou Comme on fait son lit on se couche, de Weil et Brecht, adapté ici par Gotan Project) est radicalement différente. Au fil d’Ariane a les allures d’une escapade, à tous égards. Et c’est cela qui en fait avant tout son prix. Parce que, parvenu à son dix-huitième film, Robert Guédiguian pourrait jouer la sécurité. Combien de cinéastes installés cèdent à la tentation ? Il lui suffirait de conforter son image, sa position, son statut. Tout ce qu’il a acquis en près de trente-cinq années d’activité. Allons plus loin : le cinéaste aimé par ceux de la classe sociale qu’il représente à l’écran pourrait chercher à correspondre à ce qu’on attend de lui. Il rassurerait autant son public que les financeurs. De ce point de vue, Robert Guédiguian n’a certes pas à se plaindre, lui qui tourne à peu près tous les deux ans, voire parfois plus. Reste qu’aucune chaîne de télévision hertzienne n’a souhaité coproduire Au fil d’Ariane, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le succès de Marius et Jeannette .
La raison en est évidente : Robert Guédiguian n’y fait pas du « Guédiguian ». Il se démarque franchement de ce Guédiguian qui n’est pas lui-même, scellé dans une manière, une imagerie. Il déjoue, plus encore qu’il ne l’a déjà fait, le Guédiguian prédéterminé. Bref, le cinéaste se renouvelle, se montre audacieux. Et ce faisant, il se libère. N’est-ce pas la marque des grands artistes ? Comment ne pas s’apercevoir, en outre, que cette aspiration à la liberté, et le passage à l’acte émancipateur qui l’accompagne, constitue le cœur même du film ? Non seulement dans sa forme, comme on l’a vu, mais aussi dans son propos. Par exemple, la séquence du Muséum d’histoire naturelle, où la petite équipe de l’Olymp(iqu)e vient chercher les « bébés » enfermés de Martial afin de les rendre à la mer. Le but de cette action est de libérer l’ex-gardien du lieu de ses angoisses. Or, il n’est pas interdit de la lire comme une métaphore : Martial figurant le cinéaste lui-même, dont les « bébés », à savoir ses films précédents, doivent rester des objets libres, distanciés, même s’ils lui sont familiers, pour ne pas l’emprisonner dans ce qu’il a déjà fait, c’est-à-dire le figer, le fixer. Plus encore, le parcours d’Ariane, tout au long du film, ne cesse d’élargir son horizon, de l’extraire de ses limites. Elle traverse pour cela un moment de déroute, qu’il faut entendre littéralement comme une « dé-route » vis-à-vis de son cheminement habituel – une expérience salutaire que le spectateur de Robert Guédiguian pourra partager face à ce film. Ariane perd le fil. Mais pour mieux le retrouver. « Qui je suis ? », s’interroge-t-elle au début, précisant : « Pas le verbe être, car ça, je sais qui je suis, mais le verbe suivre. » Son fil d’Ariane l’amène à suivre ses nouveaux amis de l’Olymp(iqu)e. Ce qui va lui permettre de réaliser un rêve. D’aller au bout de son rêve. En somme, Au fil d’Ariane appelle à dépasser l’ordre raisonnable des choses, à transgresser l’ordinaire imposé, à chanter quand tout porte à se taire. Au fil d’Ariane est bien un film de Robert Guédiguian, mais le rendez-vous qu’il nous donne est plein de surprises.
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