Aux chiffres, citoyens !
L’usage politique des données n’est plus réservé aux pouvoirs en place. La société civile s’en empare pour contester ces derniers.
dans l’hebdo N° 1308 Acheter ce numéro
«C’ est beaucoup de terre pour bien peu d’Indiens. » Le slogan a longtemps servi d’argument aux latifundiaires brésiliens pour contester aux Indigènes les droits que leur reconnaît la Constitution sur leurs terres traditionnelles : en 1991, on ne recense plus que 294 000 Indiens [^2]. Sauf que les statistiques ont démenti une extinction qui semblait inéluctable. En 2000, le Brésil compte officiellement 734 000 Indigènes, et 897 000 en 2010, un taux de croissance double de la moyenne nationale. La révélation de ce dynamisme démographique tient en grande partie à l’activité d’ONG d’ethnologues, qui ont incité ces populations, souvent largement assimilées, à s’identifier comme ayants droit de la Constitution. Aujourd’hui, 12 % du territoire brésilien sont officiellement aux mains de groupes indigènes, bien qu’ils représentent moins de 0,5 % de la population du pays. « Les statistiques génèrent de la connaissance et du pouvoir, commente le sociologue Emmanuel Didier. Alors qu’elles ont toujours été au service des autorités, les citoyens ont pris conscience, depuis deux décennies, qu’ils peuvent les retourner contre elles. » Chargé de recherche au CNRS, il a codirigé Statactivisme [^3], un ouvrage qui éclaire cette émergence. La rébellion contre le chiffre peut s’apparenter à une subversion passive, à l’exemple de l’affaire du système Compstat imposé à la police new-yorkaise au milieu des années 1990. Les agents avaient pour consigne de comptabiliser leurs actes, afin que la hiérarchie quantifie leur activité. Et la criminalité a spectaculairement « chuté »… dans les tableaux. Car des études ont démontré l’inanité de cette conclusion statistique. Ainsi, en 2011, les contrôles d’identité sur les jeunes Noirs ont été supérieurs en nombre à celui des individus de cette population ! En 2012, une enquête auprès d’agents retraités a montré que les trois quarts d’entre eux ont outrepassé les normes éthiques pour démontrer leur zèle. Une manipulation inconsciente des statistiques qui dénonce l’inefficacité de la politique du chiffre. Résolument stratégiques, en revanche, les statistiques alternatives. Les organisateurs de manifestations annoncent un nombre de participants très supérieur au comptage de la préfecture – guère crédible mais dévalorisant cette dernière, soupçonnée de minimiser les mobilisations. « L’objectivité des statistiques officielles est aujourd’hui fortement remise en cause par le public », constate Emmanuel Didier.
À partir des années 1970, et pendant une vingtaine d’années, la CGT a produit un indice des prix alternatif à celui de l’Insee, jugé trop représentatif du seul mode de consommation des classes moyennes. Prenant en référence un ménage ouvrier, l’indice CGT, régulièrement utilisé lors des négociations salariales, différait en moyenne de deux points avec la valeur Insee. En 2007, en pleine campagne présidentielle, le collectif Les Autres Chiffres du chômage (ACDC) dénonce une manipulation des données qui exclut une part importante des demandeurs d’emploi (non « immédiatement disponibles et à la recherche d’un emploi à temps plein »). Selon les statistiques d’ACDC, le taux réel de « sans-emploi » était d’un point supérieur à celui de l’ANPE (devenue Pôle emploi). De même, les intermittents du spectacle ont démontré qu’en soustrayant du régime les ayants droit (critiquables) employés par les grandes chaînes de télévision et la publicité, leur caisse d’assurance chômage n’était pas déficitaire. De tels observatoires citoyens (des inégalités, des prisons, etc.) se sont ainsi multipliés pour livrer leur lecture des chiffres officiels, voire produire leurs propres statistiques. Le récent mouvement anglo-saxon de l’Open Data, qui réclame l’accès public à toutes les données de l’administration, a suscité un nouveau genre journalistique : la mise en forme et l’interprétation de ce flot chiffré. Pratique proche : la vérification, par les médias ou des organes indépendants, des assertions chiffrées des décideurs. Des institutions officielles ont également pris conscience de la pensée unique véhiculée par des indices en situation de monopole. C’est le cas du produit intérieur brut (PIB), longtemps inducteur d’un classement des nations en fonction exclusive de leur bilan comptable. En 1990, le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) créait l’indice de développement humain (IDH). Principalement fondé sur l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et le niveau de vie, l’IDH, qui bouscule profondément le classement par le PIB, est devenu une référence mondiale.
[^2]: Indien et Indigène sont deux termes indifféremment utilisés.
[^3]: Avec Isabelle Bruno et Julien Prévieux, La Découverte, 2014.