Éloge du libre-étrange
Mélange des gens, mélange des genres : tel est le principe du festival « La voix est libre ». Cette 11e édition est née de rencontres avec des artistes égyptiens, syriens et iraniens.
dans l’hebdo N° 1306 Acheter ce numéro
Spontanéité, fluidité, lucidité : c’est sous ce triple signe que le contact avec Blaise Merlin s’établit. Il est rare qu’une telle harmonie émane entre un narrateur et l’objet qu’il décrit, ici un festival plutôt atypique : « La voix est libre », fruit de l’imagination altruiste de ce trentenaire en ébullition. Il faut remonter à la fin des années 1990 pour percevoir la « genèse éternelle » de ce laboratoire d’imprévisibilité exponentielle. Lui-même violoniste et compositeur passionné de son et d’improvisation, c’est par la musique et le jazz que Blaise Merlin aborde son projet, en 2002, alors intitulé Jazz nomades, un festival axé sur la rencontre musicale entre des artistes issus d’univers différents. Très vite, il se rend compte que ce qui relie les improvisateurs qu’il réunit n’est pas le jazz en tant qu’esthétique figée, mais en tant que « posture d’ouverture qui alimente un souffle positif de “choc des civilisations” ». Le ton est donné. La suite s’imaginera au fil du temps et au gré des rencontres, ces « collisions fertiles » qui sont l’origine même de la vie sous toutes ses formes. Le projet devient « La voix est libre » en 2004, invitant non plus seulement des musiciens mais aussi des poètes et des artistes venus de tous les horizons : du cirque, de la danse, du théâtre, du slam, des arts plastiques… La voie est libre pour l’expression de l’immense pluralité des accents du monde, elle est ouverte à toute forme de créations transversales et parallèles.
L’écrin originel de ces rencontres est un théâtre un brin hors normes, lui aussi, les Bouffes du Nord. « C’est un lieu qui est à la fois comme la rue et comme un temple, et qui permet de magnifier les formes d’expression dans leur état le plus brut, le plus fondamental, le plus sincère, explique Blaise Merlin. C’est un endroit qui permet de laisser les choses vivre, s’exprimer librement et sans artifice, où toutes les voix résonnent, où l’on peut faire jeu de toute voix. » C’est aussi le rêve d’un enfant qui a grandi en relation constante avec les soubresauts du monde, dans le quartier de la Goutte d’or, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, au sein d’une famille d’artistes qui lui fait découvrir le Mahâbhârata de Peter Brook à l’âge de 6 ans. Cependant, le festival peut et doit se concevoir ailleurs, dans un vieux cabaret au Caire, dans une usine désaffectée, dans des sous-sols informels, sur des scènes nationales, en plein air, sous chapiteau… « “ La voix est libre” met l’accent sur la rencontre in situ », précise l’orchestrateur de cet heureux charivari. C’est ainsi que le festival et ses fidèles « girouettes », les musiciens Joëlle Léandre, Médéric Collignon et Serge Teyssot-Gay, pour ne citer qu’eux, se sont exilés au Proche-Orient au début du printemps, le temps d’une édition hors-cadre et plus libre que jamais. Histoire d’inventer ou de prolonger un continuum culturel entre les gens, de « donner en partage les chants et les langues du monde, dans des sociétés qui tendent à s’opposer de plus en plus à des modes très formatés de production et de diffusion, au risque de créer des replis identitaires et religieux terribles ». Un festival altermondialiste en quelque sorte, tourné vers le « libre-étrange, ces zones de flou et de foisonnement d’où continuent à émerger des formes de vie uniques et imprévisibles », comme auraient pu le dire le généticien Albert Jacquard, l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, le philosophe Miguel Benasayag ou le poète Édouard Glissant, ces esprits libres régulièrement conviés aux festivités.
L’an prochain, « La voix est libre » fera escale en Tunisie et y poursuivra sa moisson de vibrations ; l’édition parisienne diversifiera ses lieux de diffusion. Ainsi le festival accomplira-t-il progressivement son désir de faire le tour du monde, « parce que ce projet répond à une soif générale de s’attaquer aux vrais enjeux de la mondialisation, les enjeux culturels, immatériels, humains et scientifiques », conclut Blaise Merlin. Ce festival est un hymne à la vie : souhaitons-la lui longue.