Le choix de la patience et du long terme
TRIBUNE. Pour Alain Coulombel, conseiller régional EELV et membre du conseil fédéral, la gauche doit se recomposer, sans le Parti Socialiste.
Rien n’était plus prévisible que les résultats du dimanche 25 mai. L’abstention, la montée du FN et de l’extrême droite européenne, l’euroscepticisme, la débâcle du PS et de ses affidés… Tout cela avait été annoncé, pronostiqué, mis en scène, depuis plusieurs semaines, en France et en Europe.
Plutôt que d’expliquer, plutôt que de poser les enjeux, la scénarisation de ces élections européennes (comme de la vie politique) a polarisé l’attention de nos concitoyens sur l’extrême droite, l’abstention ou l’europhobie. Montée du suspens, de la tension, puis au moment du résultat, stupeur feinte et accablement… Tout ici relève de cet éthos performatif dont se nourrit abondamment le capitalisme pulsionnel. Comme pour les marchés financiers, la surréaction, les comportements paniques ou la stupeur sont devenus l’ordinaire du fonctionnement de nos démocraties.
Plus fondamentalement, s’il doit y avoir des causes conjoncturelles et structurelles à la situation politique actuelle, toutes les pièces «visibles» du puzzle sont connues : des pays fragilisés par la crise économique et sociale, le rejet des élites politiques et médiatiques, la corruption et les «affaires» , la souveraineté étatique déclinante, une forte crispation identitaire contre l’islam, les fractures territoriales, la pression concurrentielle des pays émergents, la mondialisation et la «destruction créatrice» schumpétérienne, le chômage de masse, etc., etc.
Déconstruire une parole dominante
Le capitalisme est entré dans une phase violente, régressive et mortifère. La crise est devenue permanente comme «le milieu de notre existence» et la gouvernementalité libérale, de nos jours, s’appuie prioritairement sur la peur (associée à l’ennui et à l’exténuation du désir) pour contraindre et défaire. Le discours sur la dette s’inscrit dans ce cadre car comme l’indique Maurizio Lazzarato «la dette, dans le système capitaliste, n’est pas d’abord une affaire comptable, une relation économique, mais un rapport politique d’assujettissement et d’asservissement. Elle devient infinie, inexpiable, impayable, et sert à discipliner les populations, à imposer les réformes structurelles, à justifier les tours de vis autoritaires» [^2].
Face à cette situation, ce ne sont pas les déclarations de tels ou tels de nos responsables nationaux qui devraient nous inquiéter, ni même la modestie des résultats électoraux de la gauche et des écologistes mais notre impuissance collective à déconstruire une parole dominante largement relayée par les «appareils idéologiques d’État» (grands médias, experts, économistes).
En manque de repères théoriques solides et adaptés aux évolutions récentes du capitalisme (qui n’est plus celui des Trente Glorieuses ou du fordisme triomphant), nous pensons le monde d’aujourd’hui avec les outils des années 1960-1970 et en utilisant, pour partie, le langage de nos adversaires. D’où la fragilité de notre positionnement stratégique, renforcée par l’hétérogénéité «idéologique» de l’ensemble des forces partidaires, associatives ou syndicales se réclamant d’un autre modèle de développement. Bien malin qui pourrait donner de ces forces une image claire, précise et cohérente. Où allons-nous ? Et sommes-nous capables de construire collectivement un «nouveau récit» émancipateur – une nouvelle politique de l’émancipation – qui serait à la mesure de la crise globale et sans fin que nous traversons ?
Si nous prenons au sérieux les résultats électoraux de ces dernières années (et pas seulement ceux de cette dernière séquence), la montée du FN, la débâcle prévisible du PS mais aussi de la gauche et des écologistes dans leur ensemble, la fragmentation du paysage politique national, alors tout devrait nous conduire à prendre notre temps : temps de l’analyse, temps du débat, temps de la controverse et temps de la rencontre. Mettre des mots (si possible) sur une réalité qui nous échappe et ne pas rabattre trop tôt le couvercle sur notre désarroi.
Faire sans le PS
Or la situation, semble-t-il, nous requiert au présent. Les Français, nous dit-on, attendent des réponses et de l’efficacité immédiate dans les politiques publiques. Mais alors comment concilier l’urgence et la reconstruction ? Le court et le long terme, le rythme des échéances électorales et une vision stratégique ? Le temps du débat et le temps de la décision hic et nunc ?
Quel chemin emprunter ? Refaire du neuf avec d’anciennes recettes ? Un remake de la gauche plurielle ou se débarrasser avant qu’il ne soit trop tard du Parti socialiste ? «Le drame de la France, ce n’est donc pas que le PS soit trop bas, c’est plutôt qu’il soit trop haut. Il continue de peser comme un poids mort» , dit Éric Fassin. Nous avions connu le tournant de la rigueur en 1983 sous l’impulsion des socialistes français, la troisième voie «blairiste» , les réformes Hartz du gouvernement Schröder (allié aux écologistes), illustrations successives des impasses du réformisme social-démocrate. La tentation de la voie moyenne est sans issue et tout réformisme aujourd’hui ne peut reposer que sur la volonté de tout changer. Le souhaitons-nous ?
Retrouver pleinement une capacité d’initiative c’est à tous les échelons (nationaux, régionaux, départementaux) «faire sans le PS» , qui en tant qu’organisation n’est plus en mesure de représenter une alternative (et ne le souhaite du reste aucunement). Bien entendu, cela ne saurait suffire et dessiner l’esquisse d’une stratégie. Mais faire sans le PS, c’est nous obliger à tout recomposer, rechercher partout ailleurs les convergences dont nous avons besoin, construire avec d’autres (et non plus autour de telle ou telle formation politique), croiser les traditions politiques, prendre appui sur notre désarroi et le désarroi dans lequel notre présent est plongé…
Bref, pour paraphraser Jean-Luc Nancy parlant de la philosophie, la politique doit recommencer, se recommencer à partir d’elle-même, et d’abord contre elle-même.
[^2]: Gouverner par la dette, Maurizio Lazzareto, Les prairies ordinaires
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