Le corps, dernière conquête capitaliste
La sociologue Céline Lafontaine estime que la bioéconomie ouvre la voie à l’exploitation du vivant.
dans l’hebdo N° 1307 Acheter ce numéro
Pour payer la pension de sa fille, Cosette, l’héroïne hugolienne Fantine vend ses cheveux et ses dents. La pratique est vieille comme la pauvreté. Le concept de « bioéconomie », lui, serait né de la crise pétrolière pour proposer, par les avancées de la biologie moléculaire et du génie génétique, une alternative à l’épuisement des ressources. Une nouvelle forme de croissance, en somme, tenant compte des limites du vivant. Mais cette « première version » a été détournée au profit du « biocapital » : le corps, appelé à se régénérer pour prolonger la productivité, représente une source d’investissement. Sang, tissus, embryons, cellules deviennent des « bio-valeurs » marchandisées par l’industrie de la procréation et de la médecine régénérative. Selon Céline Lafontaine, la bioéconomie serait aujourd’hui « le stade ultime du capitalisme ». Un « nouveau modèle de développement économique promulgué par l’OCDE » et inscrit « au cœur du processus de globalisation ». La sociologue canadienne défend cette thèse dans le Corps-marché [^2], un essai qui a notamment le mérite de politiser les questions liées à la bioéthique et à la biotechnologie. « Féministe matérialiste », elle s’efforce de mettre en évidence « les logiques d’appropriation et d’expropriation » du corps et les nouvelles formes d’inégalités qui en résultent. De quoi faire vaciller des principes dont on pense qu’ils protègent de certaines dérives.
Parmi ces principes : le don comme garant de la « non-patrimonialité du corps humain », un fondement éthique assez bien partagé. Ça n’est pas un hasard, explique Céline Lafontaine, puisque le marché libéral s’est institué « sur la base d’une mise en exception du corps humain, l’individu étant reconnu comme autonome et possesseur de son corps sans pour autant pouvoir le vendre sur le marché, comme en témoignent les débats politiques et juridiques autour d’enjeux tels que la prostitution et la procréation pour autrui. » Mais ce point a ouvert la voie à « d’autres formes d’appropriation de la matière corporelle, notamment celles liées au brevetage et aux droits de la propriété intellectuelle ». Ainsi, si un individu ne peut vendre des produits de son corps, chercheurs, laboratoires ou biobanques peuvent obtenir des droits d’exploitation commerciale pour des éléments corporels. La logique du « tout don » venant, selon Céline Lafontaine, servir celle du « tout privé ». « Malgré sa lourde charge symbolique, la rhétorique du don en Occident n’a pas empêché le développement d’un important marché du sang humain à l’échelle internationale », observe la sociologue, qui estime aussi que « l’appel au don ne sert qu’à masquer les inégalités sociales et économiques que sous-tend la globalisation de la médecine de transplantation ». Les banques de sperme ont, selon elle, « marqué le premier pas vers la mise en ressources et la commercialisation des cellules reproductives ». Et les ovocytes, ressource rare, sont devenus « l’enjeu d’une véritable exploitation du corps féminin à l’échelle de la planète ». Sur la gestation pour autrui, son constat est sans appel : « Les mères porteuses sont toujours des femmes dominées, pauvres, qui le font en échange d’argent. » « Que veut dire le consentement éclairé quand on n’a pas d’autre possibilité que de faire de son corps une ressource ? », interroge la philosophe Catherine Larrère, présidente de la Fondation pour l’écologie politique. « La bioéconomie et la mise en valeur économique du corps humain s’accompagnent de nouvelles formes d’appropriation et d’exploitation, où l’utilisation de la force vitale succède à celle de la force de travail. » Et où l’on retrouve la fracture Nord-Sud : d’un côté, des « producteurs », en Amérique latine ou en Inde, « qui fournissent les ressources nécessaires à l’industrie de la santé », de l’autre, des consommateurs à la recherche de traitements.
Phénomène mondialisé, la bioéconomie constitue-t-elle pour autant un modèle de développement ? La philosophe rappelle que la bioéconomie ne consiste pas, théoriquement, en l’absorption des processus biologiques par l’économie mais en un mouvement englobant l’ensemble du vivant : l’humain mais aussi l’animal, la biomasse et leur mise en valeur technologique. « Nous sommes membres d’un écosystème et non ses exploitants », prévenait l’anthropologue Jacques Weber aux Assises du vivant à l’Unesco en décembre 2013. Selon lui, la bioéconomie est travestie pour « légitimer » ou « verdir » « les pratiques d’utilisation du vivant sans avoir à se préoccuper de la maintenance des potentiels naturels ». Le vivant naturel perdant de la valeur face au vivant fabriqué. C’est l’une des tendances du transhumanisme, à l’opposé de l’écologie.
[^2]: Le Corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie , Céline Lafontaine, Seuil, 268 p., 21,50 euros.