Le Front de gauche face à ses responsabilités
Œuvrer au rassemblement de la gauche, construire une nouvelle majorité… L’alliance née en 2009 est désormais confrontée au défi de son élargissement.
dans l’hebdo N° 1306 Acheter ce numéro
Rassembler. Si le mot connaît un nouvel engouement depuis le 25 mai, la préoccupante poussée de l’extrême droite n’y est pas étrangère. À droite, Alain Juppé, l’homme fort du triumvirat qui a repris les commandes de l’UMP à Jean-François Copé, veut « rebâtir l’union de la droite » et pour cela « prendre langue avec l’UDI et le MoDem ». Qui ne sont pas très chauds. « La gauche doit retrouver le chemin de l’unité », clame de son côté Jean-Christophe Cambadelis, le nouveau patron du PS qui a chargé Julien Dray de bâtir « un comité de coordination de la gauche », dont la direction du PS doit encore définir les contours. Un air de déjà-vu. Trop, sans doute. « Aucun d’entre nous n’est prêt à participer à d’obscurs rassemblements sans principe qui ne commencent pas par une rupture avec la politique qui est menée », a répliqué derechef Jean-Luc Mélenchon. Et quand, le lendemain, à l’issue d’une réunion de sa coordination, le PCF appelle à un « processus de dialogue et de travail » avec « l’ensemble des forces de gauche », l’expression vise certes « les socialistes, les écologistes », « les féministes, les acteurs du monde social » mais s’adresse, précise Pierre Laurent, à « celles et ceux qui ne se retrouvent pas dans la politique du gouvernement ». Ce qui commence à faire du monde.
Le Front de gauche a suscité un immense espoir, soulevé de grandes énergies, qui retombent au fil des épreuves et des dissensions, et repartent dès qu’il sait faire front. Les élections municipales et européennes ont de nouveau fait étalage de ses forces et de ses faiblesses.
Chacun ressent que la survie du Front de gauche peut aujourd’hui être en péril. Il représente pourtant la seule voie. Il est la seule force capable de construire une alternative de gauche face aux politiques convergentes du néolibéralisme et du social-libéralisme. Il doit en assumer la responsabilité. En cinq années d’existence, il a mis en chantier un grand projet de reconquête. La diversité des traditions de la gauche qui s’y sont rencontrées et l’expérience des luttes que nous avons menées ensemble constituent un précieux héritage que nous refusons de dilapider.
Le Front de gauche doit prendre un nouveau départ. Les partis et autres organisations qu’il regroupe, et qui en forment le pivot, doivent être reconnues et respectées. Leur rôle est structurant et incontournable. Mais, alors que certain(e)s semblent s’interroger sur son avenir, nous sommes aussi convaincu(e)s qu’il est temps de franchir une étape décisive de développement pour faire toute sa place au « peuple du Front de gauche », à toutes les forces militantes – syndicales, associatives et culturelles – qui se reconnaissent dans nos orientations.
Il est normal que, dans une fédération d’organisations, des lignes s’affrontent et que des divergences se manifestent. Mais le Front de gauche doit avoir la cohérence d’une force de combat politique. Et il ne peut y parvenir que s’il est rassemblé et uni dans sa base militante. Sa légitimité repose aussi sur ceux qui le construisent au quotidien. Reprenons à notre propre compte ce mot d’ordre adressé à tous : « Prenez le pouvoir ! »
Les assemblées citoyennes doivent trouver appui sur des structures plus stables, plus fiables, plus coopératives. Tous ceux et celles qui s’engagent avec le Front de gauche doivent pouvoir se retrouver dans une forme d’association démocratiquement définie dans chaque lieu (localité ou entreprise), qui leur permette de partager sur un pied d’égalité la responsabilité des luttes politiques à mener. C’est le sens de l’appel que nous lançons.
Nous appelons à construire à la base et au quotidien, avec les partis et organisations qui forment le Front de gauche, la grande force populaire rassemblée qui pourra impulser les changements profonds auxquels nous aspirons ! Premiers signataires : Jacques Bidet, Jean-Michel Drevon, Jean-Numa Ducange, Dominique Fillère, Razmig Keucheyan.
Une tonalité laissée de côté lundi matin. « L’ambiance n’était pas au règlement de comptes », confie Olivier Dartigolles à l’Humanité. « La discussion a été sérieuse et pas polémique », confirme Éric Coquerel qui, avec Martine Billard, représentait le Parti de gauche. « Utile », renchérit Marie-Pierre Vieu, en charge du Front de gauche à la direction du PCF. Le résultat électoral du Front de gauche, qui enregistre de 2009 à 2014 une petite progression en voix qui satisferait d’autres partis qui en ont perdu beaucoup, est unanimement perçu comme un « échec » au regard de l’espoir qu’avait soulevé le résultat de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle. Ce dernier n’est pas le moins sévère. « Notre score à l’orée du nouveau cycle politique ne nous permet pas d’être l’alternative dans le chaos qui s’avance », écrit-il sur son blog. En son absence, les animateurs du Front de gauche se sont penchés sur les raisons de leur insuccès. Celui-ci est certes imputable à des causes exogènes que Pierre Khalfa, un des animateurs d’Ensemble !, la troisième composante du Front de gauche, ne veut « pas minimiser » : « Le PS se réclamant de la gauche, son discrédit toucherait aussi ceux qui s’en revendiquent ; l’absence de mouvements sociaux pèserait sur les rapports de forces globaux, ce qui pénaliserait le Front de gauche ; l’impact des politiques d’austérité et plus généralement l’éclatement du salariat favoriseraient la résignation et l’abstention électorale », résume-t-il dans un texte publié sur Mediapart. Mais si ces éléments contiennent une part de vérité, écrit-il, « l’échec du Front de gauche tient avant tout à lui-même ».
Le mal ne date pas d’hier, souligne pour sa part Marie-Pierre Vieu : « Depuis les premières élections partielles de 2012, on a du mal à progresser. » Un constat partagé. L’après-présidentielle a mal été négociée. Résultat : tous les débats escamotés depuis ressurgissent, dans l’urgence. « La réunion a permis d’acter que nous sommes d’accord pour que le Front de gauche continue, mais aussi pour dire qu’il ne peut continuer comme avant, et qu’il nous faut réagir à la nouvelle situation créée par l’arrivée du FN en tête », résume Éric Coquerel. Pour autant, le débat ne fait que commencer. Les participants ont convenu de se retrouver le 16 juin, après des discussions dans leurs instances. La commission exécutive du PCF devait se réunir en séminaire mardi et mercredi. Son conseil national est convoqué les 14 et 15 juin, dates auxquelles le PG réunit le sien. Dans l’immédiat, les composantes du Front de gauche s’accordent sur la nécessité de campagnes immédiates contre le traité transatlantique et pour la nationalisation d’Alstom. Elles souhaitent également poursuivre, sur la lancée de la marche du 12 avril, leur engagement dans la campagne commune contre l’austérité. Le collectif unitaire constitué dans ce but doit discuter de nouvelles actions le 21 juin, à quelques jours de la discussion du budget rectificatif visant à mettre en œuvre le pacte de responsabilité. Mais deux grandes questions restent en suspens : le rapport aux autres forces politiques et sociales, et le fonctionnement du Front de gauche. Conscient qu’il n’a pas les moyens de porter seul une alternative crédible à la politique de l’offre, le Front de gauche songe à s’élargir. Mais avec qui ? Et comment ? Le PCF se dit favorable à un front large contre l’austérité qui dépasse le Front de gauche et envisage de co-construire avec ceux qui sont disponibles un nouveau rassemblement. La Gauche unitaire va plus loin. Convaincue que « la majeure partie de la gauche, au-delà de l’écologie politique et même de l’aile gauche estampillée du PS, ne se reconnaît pas dans la politique de l’exécutif », elle croit « possible d’aller vers une nouvelle majorité politique, rose-vert-rouge, supportant un autre gouvernement » et réclame de « saisir toutes les opportunités » susceptibles « de relever, reconstruire et refonder la gauche ». Ce que Pierre Khalfa caractérise comme une « orientation totalement incantatoire ». Ouvrir des discussions avec les forces de gauche et écologistes ? Oui, répond Éric Coquerel, « dès lors qu’elles s’opposent à la politique du gouvernement. Il ne peut y avoir d’ambiguïté là-dessus » .
Discuter avec toutes les forces de gauche, Myriam Martin, porte-parole d’Ensemble, n’est pas contre, « mais il faut déjà que le Front de gauche ait la volonté de repartir sur des bases nouvelles ». Pour Ensemble !, la question est prioritaire. « Durant les mois qui se sont écoulés, le Front de gauche a plus été marqué par la paralysie, par une certaine cacophonie et par des divisions entre ses composantes, que par sa capacité de proposition », déplore ce mouvement. Pas de hasard si ses militants sont nombreux à avoir signé l’« Appel pour un nouveau départ du Front de gauche », rédigé par des intellectuels et des syndicalistes (voir ci-dessous) à la veille des européennes. Permettre les adhésions directes, avoir des instances locales et nationales qui fonctionnent n’est pas une revendication nouvelle. Un texte de janvier 2013 le permet, mais se heurte à de multiples réticences. « Il faut passer aux actes », note Myriam Martin, en réclamant que les assises du Front de gauche envisagées dans un futur proche se tiennent également au niveau local : « L’avenir du Front de gauche doit pouvoir se discuter à tous les échelons. » Le débat ne fait que commencer.