Le « réel subjectif » de la Révolution culturelle
Comment Yukong déplaça les montagnes , série de douze documentaires réalisés par Joris Ivens et Marceline Loridan, sort en DVD.
Un impressionnant tableau de la Chine entre 1972 et 1973.
dans l’hebdo N° 1307 Acheter ce numéro
Ici, une caserne, où les officiers et les soldats partagent les repas, où les seconds critiquent la gestion des premiers, cultivant aussi la terre, participant aux travaux des paysans. Là, près de Shanghai, une usine de générateurs, fourmilière de 8 000 ouvriers fabriquant du matériel électrique, en quête de productivité. Là encore, l’art traditionnel chinois qui se perpétue, l’entraînement au cirque de Pékin ou une répétition à l’Opéra. Ici, une promenade dans la cité de Shanghai ou une incursion entre les murs d’une pharmacie, réceptacle de tous les discours. Là, le quotidien d’une ouvrière mariée à un officier, responsable syndicale dans une usine de locomotives. Là enfin, un village de pêcheurs, des hommes à l’œuvre, mais aussi des femmes, cédant à l’évocation de leur condition féminine. Tournés en 1972 et 1973, ces douze films sont rassemblés sous le titre Comment Yukong déplaça les montagnes, dessinant le tableau d’une Chine sous différentes facettes, déjà en marche vers son futur. Peu ou pas de commentaires pour accompagner l’image, sinon pour situer le contexte et des témoignages personnels, parfois collectifs, alternant avec la grandeur des paysages. Derrière la caméra, justement, un homme, Joris Ivens (1898-1989), considéré dès les années 1930 comme l’un des plus importants documentaristes. Une constance chez ce cinéaste influencé par Eisenstein et Flaherty, la condition humaine, mêlant poésie et militantisme. À ses côtés, Marceline Loridan, sa femme, dont le parcours n’est pas non plus commun. Née en 1928, résistante, elle est déportée au camp de Birkenau. En 1959, elle est l’interprète principale de Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin, puis elle réalise avec Jean-Pierre Sergent Algérie année zéro, dans la foulée de l’indépendance du pays. En 1963, la rencontre avec Joris Ivens ajoute un autre chapitre à leur trajectoire. Ensemble, ils tournent le 17e Parallèle, sur la guerre du Vietnam, puis Yukong, poursuivant leur collaboration jusqu’au dernier film d’Ivens, Une histoire de vent, en 1988.
Pourquoi vous êtes-vous concentrés sur la Chine de ces années là ?
Marceline Loridan-Ivens : D’abord, parce qu’elle est insultée depuis des années. Depuis sa révolution, on ne cesse de dire du mal de la Chine, vue comme un peuple soumis de « fourmis bleues ». Mais personne ne sait que c’est un peuple issu du féodalisme, qu’il s’agit d’un pays très rural, qui a été opprimé, souvent occupé, suivant les lieux qui intéressaient les Anglais, les Allemands ou les Français et les Japonais. Ce travail s’inscrit aussi dans la trajectoire de Joris Ivens, qui avait tourné en 1938 400 Millions, déjà consacré à la Chine, contre l’invasion japonaise. Plus tard, il avait offert sa caméra aux révolutionnaires, puis donné des cours de cinéma aux opérateurs chinois. Zhou Enlai n’avait rien oublié, et au détour d’un voyage au Japon, en 1971, il nous a proposé de faire un film sur la Chine.
Quel était votre parti pris au départ ?
Nous pensions faire un film sur la révolution culturelle, établir un pont entre l’Orient et l’Occident, tenter de montrer ce qu’était la Chine, avec ses diversités, ses personnalités. Nous n’étions pas maoïstes, mais nous avions une empathie pour ces gens. Il s’agissait de faire un film sur les acquis, les conséquences de la révolution culturelle. J’avais préparé, répertorié, deux cents questions sur la Chine que l’on se posait en France.
Ce qui frappe, dans chacun de ces films, c’est l’absence de mise en scène, de fabrication délibérée, et la simplicité des rapports avec vos protagonistes…
Rien n’a été préfabriqué, il convenait d’attraper les choses dans le réel, mais dans un réel subjectif. En même temps, la mise en scène existe, elle est là. Tout film est subjectif. Dès qu’on pose une caméra, on fait de la mise scène, le nier, c’est du bidon ! Nous étions une hydre à deux têtes, aussi metteurs en scène l’un que l’autre. J’avais mon imagination, mon désir de femme, lui avait le sens de la composition dans l’image. J’ai apporté le cinéma des années 1960, le son direct, ce qui n’existait pas dans les films antérieurs de Joris, une autre façon de filmer, avec de longs plans séquences. Nous nous sommes nourris l’un de l’autre, avec deux styles différents qui s’accordent totalement.
Un an et demi de tournage, un an de montage, 150 000 mètres de pellicule. Cela semble inimaginable aujourd’hui. Vous rendiez-vous compte du caractère exceptionnel de ces conditions ?
Plus ou moins, en redemandant tout le temps de la pellicule ! Après la proposition de Zhou Enlai, nous sommes allés voir le CNC, qui nous a accordé une avance sur recettes. Nous avons acheté une caméra 16 mm et un Nagra pour le son. La pellicule devait être envoyée en France au fil du tournage pour y être développée. Le contrat avec les Chinois était clair : ils prenaient en charge nos frais sur place, l’équipe technique, les déplacements, la nourriture, et nous apportions le matériel. C’était à nous de développer la pellicule. C’est-à-dire que, pendant plus d’un an, nous avons tourné des images sans les voir ! Après quoi, ils n’avaient aucun regard sur le contenu, mais les droits d’exploitation leur étaient cédés à vie.
D’un film à l’autre, la Chine semble apparaître sous de beaux jours. On y perçoit les effets de la propagande et peu de critiques du régime, sinon pas du tout…
Ce n’était pas le but. Nous n’avions pas beaucoup de latitude. Nous voulions montrer ce peuple dans ce qu’il pouvait exprimer. Aujourd’hui, je me dis que j’aurais dû poser telle ou telle question en plus. Peut-être aurions-nous pu aller plus loin. Mais nous étions au niveau de ce que nous pensions nous-mêmes. Nous n’étions pas plus intelligents que les autres.
Si la politique est partout discutée, personne n’évoque les exécutions publiques, ni les tribunaux révolutionnaires, ni les déplacements de population…
Nous n’avons rien vu de cela. On aurait pu filmer un procès. À quoi cela aurait-il servi ? On aurait vu un type, la tête baissée, condamné pour un crime quelconque… On n’aurait pas pu aller au-delà. Il y a eu des crimes sanglants entre ouvriers, les uns plus maoïstes que les autres, mais on ne les a ni vus ni vécus. Si vous venez en France pour filmer les prisons, on ne vous laissera pas faire non plus ! Pensez-vous que Yukong est un tableau juste du quotidien de la Chine des années 1970 ? C’est le tableau d’une partie de ce peuple. Rien de plus. On n’avait pas la prétention de tout montrer. La Chine est un continent ! Si l’on avait pris cet objectif, on n’aurait pas pu filmer. On a montré la réalité d’un moment, dans un lieu précis. Ce sont donc des bouts de la Chine et quelques personnes dans leur sincérité.
Quelle a été la réception en Chine ?
En France, à sa sortie, en 1976, le succès a été incroyable. Le film a fait 300 000 entrées, avec seulement quatre salles à Paris et des séances de trois heures. Il est resté des mois à l’affiche, puis a été distribué un peu partout en France et diffusé à l’étranger. J’ai voyagé avec une quinzaine de bobines dans le monde entier pour le présenter. En Chine, il est sorti au moment où la Bande des Quatre était au pouvoir. Dans le silence ! Avant d’être réhabilité par Deng Xiaoping. Mais le film n’est jamais sorti dans son intégralité. Aujourd’hui encore, certains sont interdits, c’est le cas pour l’Usine des générateurs, Une femme, une famille et Une caserne. Les seuls qui ont été acceptés ont été « piratés », retouchés, comme Une histoire de ballon et Autour du pétrole .
Quel regard portez-vous sur la Chine actuelle ?
Il existe une oppression évidente, un manque de liberté qu’on voit aujourd’hui à travers le 25e anniversaire interdit de Tiananmen, et une corruption épouvantable où l’on retrouve tous les fils des responsables du parti des années 1970, toute une nomenklatura qui a pris le pouvoir dans la richesse. Pour l’instant, c’est un tableau sombre.