Philippe Avron, le rire éclairé
Les Carnets d’artiste regroupent des textes de l’acteur décédé en 2010. Le témoignage d’un grand personnage autant qu’un livre d’amour à sa femme.
dans l’hebdo N° 1308 Acheter ce numéro
Il y a quatre ans, Philippe Avron mourait quasiment en scène. Il avait commencé un nouveau spectacle, Montaigne, Shakespeare, mon père et moi, mis en scène par Alain Timar, à Avignon. À 82 ans, il irradiait à la fois la jeunesse et la maladie. Le mal allait gagner. Avron ne put continuer à jouer et fut rapatrié à Paris, où il s’éteignit le 31 juillet. Philippe Avron n’était pas un baladin ordinaire. Il avait eu une vie d’acteur, peu demandé par le cinéma (sauf au début, dans des films de René Clair, Albert Lamorisse, Michel Deville) et très présent au théâtre. Mais il écrivait des sketches, au temps glorieux du duo Avron-Evrard, et des pièces pour lui-même, apportant dans ce qu’il faisait et montrait une originalité et une tendresse tout à fait rares. En fait, il écrivait au-delà du cercle des œuvres dramatiques, puisque paraissent à présent des Carnets d’artiste qui sont des extraits de centaines de pages rédigées au fil du temps et restées inédites.
Sa veuve, Ophélia Avron, disparue l’an dernier, avait souhaité que cet ouvrage paraisse. Six personnes, Bernard Avron (son frère), Jean Bauné, Jean-Gabriel Carasso, Jean Chollet, Pauline Davranche-Carasso et François Volard, se sont attelées à la mise au point de ce recueil. L’ensemble n’a rien de mineur ou d’anecdotique. C’est un grand personnage de notre temps qui parle, notant sa lente progression dans le monde artistique et sa pensée en mouvement : une fontaine de vérité humaine et de joyeuse agitation philosophique. Ophélia est omniprésente. Elle est au début de la vie artistique d’Avron, et son rôle important demeurera jusqu’à la fin. Elle est psychanalyste, sans le charabia et l’arrogance de certains de ses confrères. Avron écrit ses textes en improvisant devant une caméra qu’elle tient et qu’elle cadre. Tous ses spectacles seront élaborés selon cette méthode : ils sont essayés et longuement retravaillés sous l’œil d’une caméra. En ce sens, le livre est un livre d’amour. Avron salue sans cesse Ophélia, même quand il ne l’évoque pas ! Quand de ravissantes comédiennes le draguent, lorsqu’il est jeune et beau gosse, il s’enfuit pour lire Montaigne, sa meilleure parade pour écarter les attachements superficiels !
De sa vie de comédien, Avron dit : « Enfant du TNP et du music-hall réunis, j’ai voyagé ma vie à la Montaigne, c’est-à-dire en revenant sur mes pas, en faisant des détours. J’ai joué l’Idiot, Hamlet, Azdak (personnage du Cercle de craie caucasien de Brecht), Sganarelle, Dom Juan… et des personnages longuement fréquentés sont devenus comme des frères jumeaux, moi sans être moi, mais vivants, avec à la bouche des mots, des phrases que j’essaie de ne pas oublier. » En effet, il fit bien des cabarets avec Claude Evrard tout en jouant chez Jean Vilar. Il fut l’un des comédiens préférés de Benno Besson, s’offrant le luxe de passer de Sganarelle à Dom Juan dans deux mises en scènes différentes de la pièce de Molière. Ensuite, il fut le plus souvent seul en scène, parfois avec son chien Jeff. S’il est difficile de choisir parmi ces monologues, de Pierrot d’Asnières à Mon ami Roger, on aura une préférence pour Je suis un saumon. Car la pensée d’Avron est bien au carrefour du flair animal, du jeu enfantin et d’une méditation qui traverse l’histoire à contre-courant. Son livre, enfin, est un plaidoyer pour le rire. Ce qu’il appelle « le rire éclairé ». Y a-t-il plus urgent ?