Rendez-lui ses buffles !

Le deuxième album de Claire Braud nous embarque dans la vie gesticulante et drolatique d’Alma. De délicieuses retrouvailles.

Marion Dumand  • 5 juin 2014 abonné·es

Alma est colère. Dans son repaire du bout du monde, en haut d’une falaise, de l’autre côté de l’océan Atlantique, des militaires ont pris ses buffles. D’abord, elle a dû leur couper les cornes, puis il a fallu les regarder partir. Elle en oublie tout, enragée : son anniversaire, ses hommes, son fils, ses pélicans. Elle enfourche son manitou et, guerrière à fond la gomme, va tout détruire, tout brûler, puisqu’ils veulent tout détruire, tout voler. Alma est colère, et nous, nous nous réjouissons : le deuxième album de Claire Braud vient enfin de sortir. Son premier, Mambo, était une merveille. Petula Peet, pétulante héroïne, y gambadait dans un monde loufoque et lumineux où l’on se déguise, danse, court. La bougeotte est de celles, partageuses, qui provoquent les rencontres, en des mambos improbables, des chorégraphies au pied levé, des bus lancés à toute berzingue. Parfois, on se pose, dans la maison de Petula, un havre, presque, le temps d’un bain de rivière, d’un bol de lait, d’un jeu de mots. Et hop, ça repart au quart de tour. Animaux, fonctionnaire, femme militante et homme mystère… Tout, jusqu’au dessin, a un air de poésie foutraque, de légèreté dense. Et puis de doute et de douceur.

Alors, ce deuxième album, Alma, c’est bon comme un ami retrouvé. On en savoure les traits chers et connus, on en guette les variations intimes. Chez mademoiselle Braud, les femmes sont fortes, les hommes tendres, les animaux omniprésents, la nature aimante. Ensemble, ils vivent soudés, en communion, en communauté, de celles qui accueillent et qui laissent partir, qui, farfelues, parlent cru, pensent doux et disent vrai. Pas d’illusions, cependant : Alma et les siens ne sont pas à l’abri du monde extérieur. Un monde qui, depuis le premier album, est devenu plus chien, avec ses militaires, ses hélicoptères, son gros propriétaire. Et si la colère d’Alma sonne juste, et si sa rage croît, son univers est d’abord magique, sans trémolos. Car toujours quand débarquent le tragique, la romance, le cœur serré à rompre, toujours arrive l’imprévu. Le beau Gisel pleure son amour pour Romina l’aventurière ? Voilà que l’embringuent des cariocas chevauchantes et tambourinantes. Un soldat déserte à perdre haleine ? Bang ! Il renverse son ennemi du matin et lui sourit. Ainsi naissent des duos éphémères et étranges. Parfois, c’est un fonctionnaire rondouillard qui s’essaie au mambo (dans l’album éponyme) avec un bel homme en costume ; d’autres fois, une Alma en combinaison de travail qui poursuit un pélican botté de plastique ou une femme grenouille… Ces pas de deux illuminent le quotidien. Et même lorsque la danse n’est pas directe, elle naît de l’écho dessiné. Alors le flamenco de Mirou la gamine répond aux bonds enjoués d’une petite bufflesse.

Dans cette vie gesticulante, drolatique, Claire Braud nous embarque en quelques traits. La ligne droite, bien dure, précise, elle ne connaît pas. Non, elle donne des petits coups de-ci de-là, un brin chaotiques, faussement hésitants. Elle chope les gestes au bond et les émotions avec, de la tendresse la plus pure à la stupeur totale. Sa plume frétille, vibrionne et crée un univers à l’âme chaude, fringante. Le récit, c’est pareil : ça cahote, ça balade. Au détour du chemin, au milieu d’une case, il y a toujours un troupeau de buffles, un tigre ou un petit chat. Partout, ça fourmille de détails qui n’enlèvent rien à l’essentiel, qui l’ensavourent même. La belle Amazonienne l’est plus encore à croupetons sur son homme, entourée des siens, nus tous, qu’ils soient de poils ou de plumes. Leurs mille émotions sont alors les nôtres.

Littérature
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