Roland Gori : « L’évaluation crée une servitude volontaire »
Selon Roland Gori, l’usage massif de la quantification dans tous les secteurs, y compris les services publics, entraîne une « prolétarisation généralisée de l’existence ».
dans l’hebdo N° 1308 Acheter ce numéro
L’invasion des comparaisons chiffrées dans notre quotidien est productrice de normes qui étouffent le débat démocratique. Roland Gori, initiateur en 2009 de l’Appel des appels, dénonce avec ce collectif d’associations l’idéologie gestionnaire qui s’est emparée des services publics, notamment sous l’ère Sarkozy.
Max Weber parlait du « romantisme des chiffres ». Ne connaissons-nous pas aujourd’hui un véritable fétichisme ?
Roland Gori : L’évaluation a toujours existé. Donner de la valeur à un service rendu ou à une activité est nécessaire et consubstantiel de l’activité même de penser, de juger, de décider. Le problème, aujourd’hui, est qu’il s’agit moins de rendre des comptes par le récit d’une expérience ou par le jugement des pairs et des citoyens que par une quantification tout à fait arbitraire des performances. Et, à partir de là, de donner une note. On confond notation et évaluation. Mais que note-t-on ? Les moyens, et non la finalité des actions. Prenons l’exemple de la recherche. Eugene Garfield a inventé « l’impact factor », qui permet de mesurer la « valeur » d’un chercheur en fonction du nombre de citations de ses recherches dans les revues scientifiques. Cette évaluation, qui a révolutionné le travail des universitaires et de la communauté scientifique, est pourtant un non-sens : dans les années 1950, si on avait dû décerner le prix Nobel avec « l’impact factor », c’est le pseudo-généticien soviétique Lyssenko [qui affirmait qu’il était possible de donner naissance à une espèce végétale à partir d’une autre et condamnait comme science bourgeoise la génétique mendélienne, NLDR] qui l’aurait reçu, car c’était lui qui était le plus cité… pour être critiqué ! Autre exemple : à Pôle emploi, un conseiller est évalué au nombre de demandeurs d’emploi réinsérés, ce qui fait qu’il va porter davantage d’attention aux demandeurs qui ont le plus de chances de retrouver un emploi qu’à ceux qui ont vraiment besoin de son aide. Nous sommes dans un système aberrant et pervers qui vise à accroître l’efficacité des services publics sur le modèle des entreprises privées. Or, il n’y a pas d’indicateur de parts de marché dans les missions de service public ! Qu’il s’agisse de la logique de l’audimat, du taux de publication pour la recherche, du pourcentage de réussite des bacheliers, on regarde le compteur et non plus la route : c’est pour cela qu’on va droit dans le décor. La loi de Goodhart, du nom de cet économiste anglais qui l’a découverte, montre que, « lorsqu’une mesure devient un outil de gestion et de contrôle, elle cesse d’être une bonne mesure » : elle conduit à des impostures ou à des biais, car les gens s’adaptent au score prescrit. Tel enseignant augmentera les notes de ses élèves pour coller aux desiderata de l’inspection académique, alors que le niveau reste le même. Des hôpitaux, du fait de la tarification à l’activité, multiplieront inutilement les examens médicaux. À l’hôpital, d’ailleurs, la lutte contre les maladies nosocomiales est évaluée de manière simpliste par la consommation du nombre de flacons de solution hydroalcoolique utilisés.
Quand cette manière d’évaluer a-t-elle été généralisée ?
Ce mode de pensée est le cheval de Troie d’une logique de marché dans des secteurs de l’action sociale qui, jusque-là, en étaient préservés. Cette privatisation s’est installée dans les années 1980 en Angleterre et en Allemagne, et dans les années 1990-2000 en France, avec la Lolf, la RGPP [^2], et toutes ces conceptions selon lesquelles on accroît l’efficacité des services publics en les mettant en concurrence grâce à des indicateurs quantitatifs de performance. Cette pensée concomitante du néolibéralisme est une manière d’envisager l’humain comme un « entrepreneur de lui-même » (pour reprendre le mot de Michel Foucault) dont on va mesurer la production. J’appelle cela le « rationalisme économique morbide » : le monde et l’humain ne seraient que des stocks de ressources à exploiter à l’infini.
**Mais ce besoin de chiffres ne répond-il pas aussi à notre désir de retrouver du sens, ou du moins une illusion de contrôle, dans un environnement mondialisé et financiarisé auquel on ne comprend plus grand-chose ? **
La production d’indicateurs peut en effet rassurer l’individu qui évolue dans un monde d’incertitudes et dont l’avenir est de plus en plus angoissant, notamment du fait de la crise économique. L’addiction aux palmarès correspond à ce besoin de points de repère. Les gens vont chercher ces repères dans des industries d’opinion, et non dans la confiance accordée à une certaine autorité. Ce n’est plus le commandement par les chefs, si légitimes soient-ils, qui prime, mais le commandement par des normes, des règles de bonne pratique, des comparaisons chiffrées – le fameux benchmarking. Cela signifie, comme disait Bourdieu, que la technocratie confisque la démocratie. En lieu et place d’un jugement par les pairs et les citoyens, qui implique un lieu de débat et de parole, on met du protocole, de la notation, de la norme. Du coup, l’évaluation sert à fabriquer une soumission sociale librement consentie – ou, pour le dire autrement, une servitude volontaire.
Il est certes plus difficile de discuter d’une loi que d’une norme…
Utilisés comme des modes de gouvernance, les chiffres sont une façon de faire taire les gens pour les soumettre. Pour moi, cette profusion d’évaluations est une étape supplémentaire du capitalisme, qui ne peut se développer qu’à condition que les hommes adoptent des conduites de vie normalisées et rationalisées. C’est ce que j’ai appelé « la prolétarisation généralisée de l’existence ». Hier, on devenait prolétaire à mesure que le savoir et le savoir-faire étaient confisqués par des machines réelles. Aujourd’hui, ce sont des machines immatérielles, des protocoles standardisés qui prescrivent des règles de bonne pratique aux médecins, aux chercheurs, aux acteurs culturels, aux conseillers Pôle emploi, aux magistrats, aux enseignants, et les prolétarisent. Le pire, c’est qu’ils suivent ces normes même s’ils les trouvent absurdes. En 2008, une enquête a ainsi montré que 61 % des présidents d’université prenaient en compte le classement de Shanghai, et ce, même s’ils trouvaient par ailleurs ce classement bidon !
Pourquoi ce système perdure-t-il, s’il crée autant d’absurdités ?
D’abord, parce qu’il est plus facile de se révolter contre un chef que contre un système composé d’un maillage de normes et de contrôles. Ensuite, parce que ce système sert des intérêts particuliers : s’il veut avoir un emploi, le maître de conférences est obligé de se soumettre à des évaluations, quand bien même il les juge absurdes. Même chose pour un hôpital, qui doit suivre le protocole de la tarification à l’activité s’il veut être financé. Enfin, les chiffres économisent le travail de réflexion. Décider, c’est renoncer et prendre des risques. Appliquer un protocole, que ce soit sur des sites de rencontre amoureuse ou dans un laboratoire de recherche, c’est appliquer un mode d’emploi, ce qui est confortable moralement et intellectuellement. Mais c’est une posture de chosification de l’humain. Kant disait : « L’homme a sa dignité, la chose a un prix. » Pour pouvoir sortir de ces règles du jeu, il faut sortir de la technocratie et remettre de la démocratie. Cela commence par exiger de connaître comment les chiffres ont été produits et comment ils sont interprétés, et d’en parler !
[^2]: Lolf : Loi organique relative aux lois de finance. RGPP : Révision générale des politiques publiques.