Christine Salem : La thérapie maloya

Avec son album Salem Tradition, la chanteuse réunionnaise Christine Salem poursuit sa reconquête d’un genre musical ancestral et revendicatif, cette fois-ci aux côtés du quintet franco-américain Moriarty.

Lorraine Soliman  • 24 juillet 2014 abonnés
Christine Salem : La thérapie maloya
Salem Tradition , Cobalt/L’Autre Distribution, 2013. Concerts : 25 juillet, Les Nuits atypiques de Langon ; 26 juillet, festival de Sedières (Tulle), 2 et 3 août, Les Nuits secrètes (Aulnoye-Aymeries). Suite de la tournée sur www.christinesalem.co. Suite de la tournée sur www.christinesalem.com
© Jean-Noel Enilorac

Elle a coutume de dire que c’est le maloya qui est venu à elle, et non l’inverse. Son parcours, qu’elle raconte sans détours ni complaisance, ne dit rien d’autre. Née un 20 décembre, date symbolique s’il en est à La Réunion [^2], Christine Salem n’en finit pas de célébrer la mémoire de ses ancêtres esclaves en réinventant un maloya qui lui correspond et parle à ses contemporains. «   Le maloya, c’est bien plus que du folklore en grande robe haïtienne, c’est une musique à part entière, moderne, qui porte nos revendications identitaires », déclare-t-elle en guise d’avertissement.

Souvent comparé au blues, parce que lui aussi chante les misères de l’esclavage sur un mode souvent subversif, le maloya s’en distingue par son caractère incantatoire et sa dimension cultuelle. « S’il n’y avait pas le servis kabaré, le maloya n’existerait pas », résume Christine Salem. Le servis kabaré, ou simplement kabaré (ou kabar ), est une cérémonie en l’honneur des ancêtres, mêlant musique et danse, enracinée dans la culture malgache des premiers esclaves de Madagascar déportés à La Réunion. Pour Christine Salem, chaque concert est un kabaré. La transe envahit d’un coup l’espace scénique le plus naturellement du monde, et la musique n’en est que plus forte et imprévisible : « Quand je suis dans cette phase-là, je chante des chansons que je ne connais pas, dans des langues que je ne connais pas. » Créole, malgache, arabe, swahili, comorien… Les langues se mêlent, les mots se pressent, augmentés d’onomatopées déferlantes. La spontanéité est l’ingrédient fondateur de cette formule extraordinaire où perlent des accents sans cesse renouvelés. Musicalement parlant, Christine Salem est une enfant de la rue : « Je suis tombée dans la musique dans mon quartier, les Camélias, avec les musiciens qui étaient là, de ma génération ou un peu plus âgés. Tu commences à apprendre la percussion, le roulèr, le kayamb [^3], un peu de guitare, et c’est parti. »

Christine Salem se souvient avoir été hypnotisée, un jour, par le groove ternaire du maloya de Gilbert Pounia et de son groupe, Ziskakan, qui jouaient dans les rues de Saint-Denis : « J’avais 7 ou 8 ans, ç’a été un choc. » Ajoutez à cela une expérience précoce de choriste, un goût prononcé pour la composition et l’écriture qui lui procurent l’argent de poche de ses 16 ans, un caractère «  très rebelle  » et une ténacité d’acier. À l’école de la République, quand elle apprend que ses ancêtres sont des Gaulois, son sang ne fait qu’un tour : « Je suis rentrée chez moi, j’ai dit à ma mère que je ne comprenais rien ! Et c’est là qu’elle m’a parlé de l’histoire de La Réunion, de notre famille, de l’esclavage. Quand j’ai appris ça, une haine est née en moi. » La musique devient très vite une forme d’auto-guérison : thérapie maloya. D’où l’écriture cathartique d’une chanson comme « 20 Desamb » ( Fanm, 2005), en mémoire de l’abolition de l’esclavage à La Réunion.

Pendant vingt ans, le métier de la jeune femme se joue loin des projecteurs : l’accompagnement social pour les jeunes en difficulté est une autre forme de vocation et une autre histoire de guérison. Sa voix puissante et grave n’en continue pas moins de chauffer les cœurs et les esprits, sans oublier d’encourager l’apprentissage de la complexité du monde. Christine Salem s’affiche comme elle est. Femme du maloya, genre masculin rené de ses cendres au début des années 1980 après plus de deux décennies d’interdiction, elle pourrait en tirer profit, mais ce n’est pas son idée : «   Je suis un être humain, j’ai des choses à défendre, je les défends.  » Il y a deux ans qu’elle peut (enfin) se consacrer entièrement à la musique, et sa rencontre avec le folk discret de Moriarty reflète admirablement cette nouvelle phase d’un parcours sans compromis.

[^2]: L’esclavage fut aboli le 20 décembre 1848 à La Réunion.

[^3]: Le roulèr est un gros tambour frappé à deux mains par le musicien assis à cheval dessus ; le kayamb est une sorte de hochet rectangulaire fabriqué à partir des tiges de fleurs de canne à sucre remplies de graines : c’est l’instrument emblématique du maloya.

Musique
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