Cuba en quête d’avenir
Le régime, toujours castriste, cherche un chemin entre une certaine fidélité aux idéaux révolutionnaires et une volonté de modernisation. Correspondance de Françoise Escarpit.
dans l’hebdo N° 1313-1315 Acheter ce numéro
Il y a vingt ans, privée de ses liens économiques avec les pays socialistes puis avec l’URSS, Cuba tentait de survivre au plus fort d’une crise sans précédent. Sans nourriture, sans carburant, sans moyens de transport… Dès 1991, le chef de l’État, Fidel Castro, avait décrété le pays en « période spéciale », une économie de guerre en temps de paix. Il avait fait du tourisme la grande priorité pour engranger rapidement des devises dans un pays aux caisses vides et soumis, depuis 1962, au blocus économique et financier des États-Unis. Le nombre croissant de Cubains qui tentaient de rallier les côtes états-uniennes pour demander l’asile politico-économique, le naufrage d’un remorqueur qui tentait de quitter Cuba, faisant 41 morts, et le refus des États-Unis de respecter les accords migratoires de 1984 (prévoyant la délivrance de 20 000 visas par an) conduisirent Cuba à autoriser, en août 1994, le départ de ceux qui le souhaitaient. C’était, après Camarioca, en 1965, et Mariel, en 1980, le troisième exode. Le 19 août, le président Clinton, inquiet du nombre de balseros (du nom des embarcations de fortune, balsas ), décida de ne plus recevoir ces migrants directement aux États-Unis comme la loi l’y autorisait. En effet, depuis 1966, la « loi d’ajustement cubain » prévoyait que les Cubains arrivant illégalement sur le territoire américain, contrairement aux autres illégaux, soient admis et bénéficient rapidement de droits de résidence et de travail. C’est ainsi qu’en 1994 plus de 30 000 balseros furent interceptés en mer puis transférés à la base militaire de Guantanamo, avant leur admission progressive sur le territoire états-unien. À Cuba, c’est alors l’époque des bicyclettes, de la disette généralisée, de la disparition du cheptel, du manque de pièces détachées, de la fermeture des sucreries et autres industries, de l’abandon des campagnes malgré l’envoi épisodique et inutile d’étudiants et d’enseignants, des longues coupures de courant, de la débrouille, du marché noir et des petits trafics. Cubaines et Cubains apprennent à pédaler, à marcher, à troquer, à vendre et, parfois, à se vendre.
Voitures, passeports et coopératives
El chavito, nerf de la guerre
Le gouvernement a annoncé en 2013 un plan à moyen terme pour faire disparaître la double monnaie qui circule à Cuba : le peso cubain, qui rémunère les salaires, et le peso convertible, appelé CUC (ou chavito). Il faut 24 pesos pour un CUC. L’essentiel des devises parvient toujours aux Cubains par les remesas, des transferts de fonds des migrants (plus de 2 milliards d’euros), envoyées surtout des États-Unis. Aujourd’hui, les nouveaux métiers, souvent rémunérés en CUC, aggravent les différences dans la société cubaine. Une classe moyenne émerge, au pouvoir d’achat très supérieur à celui de la majorité des Cubains. Ces dernières semaines, la surprise est venue de la décision du gouvernement de relever significativement, jusqu’à 150 %, le salaire des personnels de santé, ceux de l’île comme ceux travaillant en mission à l’étranger, soit 450 000 personnes. Depuis le début de la période spéciale, ils étaient, avec les enseignants, les oubliés des réformes. Pour quelques CUC de plus, beaucoup sont partis vers le tourisme, provoquant une saignée dans des domaines qui faisaient de Cuba un exemple sur le continent. D’autres catégories, comme les retraités que l’on voit dans les rues vendre journaux ou cacahuètes, sont en difficulté. La suppression de la libreta (carnet de ravitaillement, réduit à sa plus simple expression) est en débat. Naguère symbole de l’égalitarisme, elle est désormais vue comme une injustice sociale, et beaucoup voudraient qu’elle serve aux plus vulnérables. Lorsque l’on quitte la capitale pour la province, on passe dans un autre monde. Beaucoup d’effervescence et de travaux de rénovation : Cuba fête les 500 ans de la fondation des sept premières villes de l’île par le conquistador Diego Velásquez : Baracoa en 1511, Bayamo et Remedios en 1513, Trinidad, Camaguey et Sancti Spiritu en 1514, Santiago en 1515, avant La Havane en 1519. Mais, hormis dans le centre de Santiago, il n’y a pratiquement aucune voiture ni transports en commun. Ce sont les carrioles à cheval et les bicitaxis (vélotaxis) qui imprègnent leur rythme à la vie quotidienne. Une vie provinciale paisible, dans laquelle a surgi Internet, le rêve absolu des Cubains de tous âges (voir encadré).
Demain, la « clé des Amériques »
La modernité, c’est le nouveau port de Mariel, à une quarantaine de kilomètres de La Havane, sur la côte nord, qui vient d’être inauguré. Il est prêt à accueillir, dès 2015, les énormes Postpanamax, des navires aux dimensions maximales, pouvant transporter 12 000 conteneurs. À terme, sur 465 km2, il y aura 2,5 km de quais, une zone portuaire, une zone d’entreprises, une zone franche. Une ambitieuse réalisation construite par le groupe brésilien Odebrecht, avec un crédit de 460 millions d’euros du Brésil, et qui sera gérée par PSA International de Singapour. Malgré le blocus états-unien, La Havane veut redevenir, comme à l’époque coloniale, la « clé des Amériques », et servir de pont commercial entre l’Asie et le reste du monde. Il lui faudra deux milliards d’euros d’investissement par an. Il y aurait déjà des propositions latino-américaines, mais le blocus, pourtant condamné chaque année depuis vingt ans par l’ONU, à l’exception des États-Unis et d’Israël, risque de freiner ces projets. Le Parlement cubain vient néanmoins d’approuver une loi sur les investissements étrangers. Et Cuba vise des secteurs de pointe : agro-industrie, biotechnologies, recherche pétrolière… L’île a une population vieillissante mais demeure un pays jeune. Aux commandes du pays, il ne reste que trois dirigeants historiques, tous octogénaires. Lors des élections de 2013, Miguel Díaz-Canel Bermúdez, un ingénieur né en 1960, est devenu le premier vice-président du Conseil d’État. C’est à cette génération-là qu’il va revenir de construire l’avenir de Cuba. Certains pays d’Amérique latine, comme le Brésil, le Venezuela, l’Équateur ou la Bolivie, explorent des chemins nouveaux pour la démocratie, entre sociétés socialistes et libérales, entre révolutionnaires et réformistes. On assiste à des avancées dans la participation populaire. Pour Cuba, ce pragmatisme peut parfois ressembler à un retour en arrière, voire à un renoncement aux idéaux de la Révolution et à sa volonté de construire une société plus juste.