Des juges, citoyens fantômes ?
TRIBUNE. Évelyne Sire-Marin, vice-présidente du TGI de Paris (et néanmoins syndiquée) réagit aux propos de Nicolas Sarkozy, qui se prétend victime de juges rouges.
On apprend donc, avec la mise en examen d’un ancien président de la
République , pour la deuxième fois sous la Ve République après
Jacques Chirac, que certains juges auraient des opinions politiques,
et même pire, seraient syndiqués. Nicolas Sarkozy, jetant sa cape de prestidigitateur sur les six affaires de trafic d’influence et de corruption dont les ombres se rapprochent, n’a qu’une chose à dire: rien sur le fond, tout sur le complot des juges rouges contre lui.
Puisque l’une des deux juges d’instruction appartient au Syndicat de
la magistrature (on oublie d’ailleurs toujours l’autre juge
d’instruction et l’intérêt de la codésignation des juges pour éviter
ce type d’attaques), tout est pipé.
Et d’en tirer une conséquence implicite qui a été peu développée : il
aurait fallu, s’agissant de LUI, nommer deux juges non syndiqués.
On n’est pas loin de ce que le Front national a lui-même toujours
revendiqué dans son programme: l’interdiction du syndicalisme
judiciaire et la dissolution du Syndicat de la magistrature.
Imagine-t-on une démocratie où, avant de désigner des juges
d’instruction pour suivre un dossier, on s’interrogerait sur l’opinion
politique de chacun des magistrats ? Et comment faire ? La majorité des magistrats ne sont syndiqués ni à l’USM ( syndicat majoritaire), ni au Syndicat de la magistrature.
Est-ce à dire qu’ils n’ont pas d’opinion politique ? Faut-il alors
contrôler leurs votes pour la connaître ?
Les magistrats seraient bien les seuls. Les journalistes, les avocats,
les policiers ont tous des convictions politiques, et personne ne
pense que cela leur interdit d’être des professionnels irréprochables.
Mais les juges, eux, devraient être des pages blanches, des cerveaux
transparents, pour être impartiaux.
Une liberté d’opinion et d’expression reconnue
C’est ignorer, d’abord, que la majorité des affaires judiciaires
nécessite une technicité , une compétence juridique, qui n’a pas
grand-chose à voir avec les convictions politiques personnelles du
magistrat : juger qu’un enfant est ou non en danger, rendre une
décision en matière successorale, contractuelle, commerciale, exige
surtout de respecter (et de connaître) la multiplicité des textes
en vigueur, et leur application jurisprudentielle. Difficile de dire
si les auteurs de ces décisions judiciaires sont de droite ou de
gauche.
Et les juges pénaux ? Ceux qui représentent moins d’un dixième des 9 000 magistrats, et qui captent toute la lumière médiatique? Les juges d’instruction, juges des libertés, juges d’application des peines, présidents de
correctionnelle ou de Cour d’assises, peuvent-ils être des citoyens,
dotés d’une liberté d’opinion et d’expression ?
C’est en tout cas ce qu’affirme le code de déontologie des magistrats
réalisé par le Conseil supérieur de la magistrature :
« Le magistrat
bénéficie des droits reconnus à tout citoyen d’adhérer à un parti
politique, à un syndicat professionnel, ou à une association et de
pratiquer la religion de son choix. »
La garde à vue et la mise en examen sont codifiées
Mais quelles que soient les engagements citoyens du magistrat , comment M. Sarkozy, qui est avocat, peut il ignorer que le code pénal et le code de procédure pénale, auxquels il a lui-même ajouté plus de 30
lois, enserrent les pouvoirs des juges dans un formalisme extrêmement
strict, sans aucune possibilité d’interprétation personnelle, quelles
que soient leurs convictions ?
La garde à vue, par exemple, dont il estime qu’elle n’aurait pas dû
s’appliquer à sa personne, concerne 800 000 personnes par an, parfois
pour des infractions comme la vente de bouteilles d’eau à la sauvette,
dont chacun pourra juger de la gravité au regard de qualifications
comme le trafic d’influence ou la corruption, en toile de fond de l’affaire à l’origine de sa garde à vue, où l’on soupçonne des financements libyens de la campagne présidentielle de 2007, à hauteur de 50 millions d’euros.
Quant à la mise en examen, elle s’impose lorsqu’il existe des indices
permettant de penser que quelqu’un a commis une infraction, notamment
pour lui permettre d’accéder au dossier, et d’exercer toute une série
de droits (droit de recours, demandes d’expertises, d’auditions , de
confrontations…).
Si les savoureuses écoutes téléphoniques entre M. Sarkozy, son avocat
et de hauts magistrats, de plus à partir de téléphones acquis au nom
d’identités usurpées, et techniquement conçus pour échapper à la
surveillance policière, ne sont pas des indices graves ou concordants
de trafic d’influence justifiant, non pas une condamnation, mais une
mise en examen pour continuer à enquêter, il vaut mieux décider de
supprimer le juge d’instruction, comme le souhaitait un certain
Nicolas Sarkozy.
La procédure pénale française est ainsi : des soupçons, et c’est la
garde à vue ; des indices, et c’est la mise en examen ; des charges
suffisantes d’avoir commis une infraction, et c’est le tribunal.
Nicolas Sarkozy en est à la deuxième étape, et personne ne peut dire si
le dossier justifiera qu’il monte la 3e marche.
Personne, même pas les juges, qu’ils soient rouges ou bleus.
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