Face au mur de l’institution
Défaillante en termes de réussite et d’égalité, l’école publique cherche des solutions dans les expérimentations des pédagogies alternatives, dont certaines ont fait leurs preuves. Mais l’inertie de l’Éducation nationale est forte.
dans l’hebdo N° 1311 Acheter ce numéro
Ils sont plus de 13 000, professeurs, pédagogues et parents à avoir signé la pétition « Pour rendre possible le choix d’une alternative éducative à l’école publique ». Lancée en mars dernier par deux militants pédagogiques, Bernard Collot et Émilie Roudier, adressée à l’ancien ministre de l’Éducation, Vincent Peillon, elle a depuis été soutenue par des organisations comme le Printemps de l’éducation et Recit (Réseau des écoles de citoyens). Quatre ans après l’appel de Bobigny, qui demandait à ce que l’école « évalue les expériences éducatives qui fonctionnent pour ensuite les promouvoir en son sein », cette harangue sonne comme une énième clameur à l’encontre d’une pédagogie traditionnelle déclinante. Aujourd’hui, seuls 20 000 élèves en France sont scolarisés dans des établissements, pour la plupart privés, qui se réclament d’une autre méthode éducative, tous niveaux et tous statuts confondus. « Sur un total de presque 13 millions d’élèves, c’est très, très peu ! » s’exclame Antonella Verdiani, auteur de Ces écoles qui rendent nos enfants heureux (Actes Sud, 2012). Montessori, Freinet, Decroly, ces pédagogies dites « modernes » – vieilles de plus d’un siècle – demeurent très marginales et semblent toujours reléguées dans la catégorie des pédagogies « alternatives ». Pourtant efficientes, elles affichent des résultats à faire pâlir de jalousie l’Éducation nationale.
Au début du XXe siècle, dans la droite ligne de Jean-Jacques Rousseau et sous l’impulsion des travaux de la psychologie, qui considèrent désormais l’enfant comme un sujet et pointent l’importance de la relation entre l’élève et le maître, apparaît un mouvement dénommé « Éducation nouvelle » par le pédagogue Adolphe Ferrière. « Nouveau parce qu’il s’adapte aux besoins nouveaux de la société d’aujourd’hui », écrivait-il en 1911. Ce courant de pensée entendait s’élever contre l’autoritarisme des « magisters » et l’enseignement délivré à coups de règle sur les doigts. Plusieurs noms se rattachent à lui : Maria Montessori, qui crée dès 1907 sa première « maison des enfants » dans un quartier défavorisé et y développe une méthode ouverte sur l’épanouissement et le bien-être ; le psychologue Ovide Decroly, à l’origine de la méthode dite « globale » (l’enfant apprend et accumule les expériences sans ordre) ; le médecin Édouard Claparède, qui propose une pédagogie scientifique fondée sur les lois du comportement, ou encore le pédagogue Célestin Freinet, dont le cœur de la philosophie éducative est le développement de l’esprit critique à partir d’une expression libre.
Il devient en effet absurde d’évaluer des pédagogies qui pour certaines ont plus d’un siècle et dont peuvent témoigner des milliers d’anciens élèves, de parents et de professeurs. « On peut imaginer que le ministère, comme toujours très prudent, instaure ce qu’il a l’habitude d’appeler des départements ou des académies pilotes, présume Bernard Collot. L’expérience nous a malheureusement appris que les expérimentations éducatives restent toujours sans suite quelles que soient leurs réussites. » Céline Alvarez peut en témoigner. Constatant le taux alarmant de l’échec scolaire en France, elle décide de rentrer dans le système éducatif national pour reprendre les travaux du Dr Montessori. Pour ce faire, elle passe le concours d’enseignant. « Mon objectif était d’offrir et de modéliser un environnement scientifiquement fondé et validé, qui réunirait les conditions connues pour que l’être humain puisse s’épanouir et apprendre spontanément » précise-t-elle. Soutenue par Luc Chatel, à l’époque Ministre de l’Education, et la Degesco, son expérimentation débute en 2011 dans une classe maternelle multi-niveaux située en zone prioritaire à Gennevilliers. Afin de mesurer les effets de la méthode sur les enfants, un suivi de tests scientifiques étalonnés est réalisé par des psychologues du CNRS de Grenoble. Les résultats ont révélé des progressions étonnantes. En à peine un an, les plus grands ont appris à lire, écrire en cursive et compter jusqu’à 1 000. Tous les enfants font également preuve d’une capacité nouvelle à se concentrer, d’une autonomie importante, et d’une certaine discipline qu’ils ne manifestaient pas auparavant. L’expérimentation, qui a pris fin en juin dernier, avait évidemment vocation à s’étendre. Mais, à cause du remaniement ministériel, sa diffusion est devenue compliquée. D’autant que George Pau-Langevin, qui avait été impressionnée par la réussite de cette innovation pédagogique, certifiée par des scientifiques de renom tels que Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, a finalement été affectée au ministère de l’Outre-Mer. Un frein non négligeable pour Céline Alvarez, dont la démarche avant-gardiste et anticonformiste n’a jamais vraiment remporté d’adhésion au niveau local.
Liberté illusoire, l’innovation pédagogique ne fait pas consensus au sein même de l’Éducation nationale. Car, si certains la considèrent comme positive et salutaire, d’autres à l’inverse n’y voient que déviance et désobéissance. « En tant que fonctionnaires, on doit faire ce qu’on nous demande, souligne un enseignant innovant. Il y a des cadres à ne pas dépasser. » François Le Ménahèze en sait quelque chose. Pour s’être opposé en 2008 à la politique éducative du ministre Xavier Darcos (programmes rétrogrades, évaluations inutiles et préjudiciables aux apprentissages…), ce directeur d’école en Loire-Atlantique, qui travaille également à l’université sur les pédagogies et dispositifs innovants, a reçu un blâme de son inspecteur d’académie. D’autres « désobéisseurs » comme Erwan Redon, un jeune enseignant marseillais, ont été sanctionnés par leur hiérarchie pour avoir fait barrage à ce qu’ils considéraient comme une « régression éducative ». Delphine Laval, professeure de CM2, raconte : « On me demandait de faire passer des évaluations à des enfants qui n’étaient pas prêts pour ça. J’avais l’impression de les faire souffrir. C’était terrifiant ! J’ai senti que j’y laissais mes principes. » Depuis, elle enseigne dans le privé. « L’éducation est vraiment une histoire d’humains, d’idées » conclut Émilie Roudier. Et pour cette raison, l’école est sous le feu d’un débat politique permanent qui freine sa transformation. Tandis que la méthode traditionnelle est accusée par des militants pédagogiques d’être une « machine à trier les élèves » et le moyen pour l’institution de « contrôler la population », ses défenseurs se réfèrent à Jules Ferry et à son idée d’une école républicaine accessible à tous et pour tous. « Tout le monde est allé à l’école, en a forgé sa propre conception et pour cela, nous avons tous le sentiment d’avoir notre mot à dire, précise Didier Lapeyronnie, président du Conseil national de l’innovation et de la réussite éducative. Mais ces querelles d’opinions ne mènent à rien. Pour savoir de quoi les enfants ont besoin pour apprendre et s’épanouir, il faudrait raisonner pratiquement, objectivement, et scientifiquement. » Car si l’éducation est fondée sur une idée, c’est aussi une science.