Jean Zin : « Le plaisir est un facteur de production »

Pour le philosophe Jean Zin, le temps libre n’a plus de sens dès lors que le travail est autonome, créatif et libéré du salariat.

Ingrid Merckx  • 24 juillet 2014 abonnés
Jean Zin : « Le plaisir est un facteur de production »
Jean Zin est philosophe et écologiste. Ancien membre du Groupe de recherches interdisciplinaires Transversales, il a cofondé la revue Écorev’ et se consacre à son site : jeanzin.fr
© Un espace de coworking à Moscou. Alexsey Nichukchin/RIA Novosti

Philosophe et militant écologiste, Jean Zin défend une nécessaire adaptation aux nouvelles organisations du travail et un système associant revenu garanti, autonomie et coopération.

Quels rapports voyez-vous entre les revendications des intermittents et certaines réflexions portées par l’écologie politique ?

Jean Zin : La connexion avec les intermittents se situe à plusieurs niveaux. D’abord, il s’agit de sortir du productivisme capitaliste, c’est-à-dire du salariat, au profit du travail autonome, d’un travail choisi, plus épanouissant mais moins productif. Ensuite, le passage de l’ère de l’énergie (industrielle) à l’ère de l’information (postindustrielle) a remplacé la force de travail, dont le produit est proportionnel au temps passé, par le travail immatériel. Sa productivité est non linéaire, non mesurable par le temps, comme Marx le pressentait dans ses Grundrisse, se rapprochant du travail artistique et créatif, travail par objectif beaucoup plus précaire et aléatoire que le salariat industriel. Non seulement ce sont les évolutions technologiques qui déterminent les systèmes de production, ce qui rend vain le fait de vouloir résister aux transformations matérielles en cours au lieu de s’y adapter, mais il y a aussi une nécessité écologique d’accélérer le passage à l’économie immatérielle et de l’orienter vers le développement humain.

Les intermittents associent le travail au choix et au plaisir. En quoi cela dérange-t-il les représentations traditionnelles du travail ?

Le travail lui-même, à mesure qu’il est plus qualifié et n’est plus force de travail, exige désormais la mobilisation de la subjectivité, de l’autonomie et de la créativité individuelle, ce que les entreprises cherchent à développer. Le passage au travail choisi et le développement de l’autonomie dans le travail sont donc contraints par l’évolution de la production. Il y a bien une dimension de choix et de plaisir, mais qui n’a rien à voir avec un caprice individuel, un hédonisme généralisé ni avec une histoire qui se plierait aux désirs des hommes. Simplement, le plaisir dans le travail est devenu un facteur de production. Et pas seulement dans les activités artistiques, où d’ailleurs le « plaisir » peut tout autant être une forme de souffrance. En période de fort chômage, le travail devient aussi un objet de désir. Ce n’est pourtant pas une raison pour accepter, selon la logique du workfare [^2], n’importe quel travail, alors que celui-ci doit rester désirable.

Le plein-emploi vous paraît-il un fantasme dépassé ?

Le plein-emploi comme salariat généralisé me semble en effet un fantasme au nom duquel on aggrave la situation des précaires. L’argument de la CFDT, chaque fois qu’elle réduit l’indemnisation des précaires, étant qu’il ne faut pas encourager la précarité… qui continue malgré tout de s’étendre. La transformation du travail et la fin de l’emploi salarié exigent au contraire de nouvelles protections sociales (un revenu garanti) et de nouvelles institutions du travail autonome orientées vers le développement humain et les échanges locaux (avec des monnaies locales). Nous devons raisonner en termes de système de production. C’est pourquoi il ne suffit pas de défendre un salaire garanti (qui peut avoir des effets pervers), mais il faut l’associer à une organisation donnant aux gens les moyens de faire ce qu’ils ont envie de faire : machines, formation, assistance, commercialisation… Soit des « coopératives municipales » qui assurent ce soutien et un débouché local permettant d’être compétitif par rapport au système marchand. Nous avons besoin d’un travail autonome, mais cela ne signifie pas qu’on pourrait être autonome en tout : pourquoi un musicien devrait-il être aussi agent, webmaster, etc. ? Il faut jouer au contraire sur la complémentarité des qualités personnelles.

La distinction entre temps de travail et temps libre est-elle encore opérante ?

La caractéristique du travail immatériel valorisant les compétences individuelles et mobilisant toute la personne, c’est de n’être plus mesurable par le temps passé. Ce qui non seulement rend caduque toute réduction du temps de travail, mais efface la séparation entre le travail et la vie. Avec le numérique et les nouvelles formes d’organisation du travail, le temps libre n’a plus guère de sens. C’est une utopie liée à la société salariale. Quand on est salarié, le temps libre signifie le temps où l’on peut se libérer de son lien de subordination pour se consacrer à sa famille ou à ses loisirs. La civilisation du temps libre, ce serait quoi ? Du temps occupé par des loisirs marchands ? Si on arrive plutôt à faire que sa passion devienne son travail, alors le temps libre n’existe pratiquement plus. Moi, je n’ai presque plus de travail rémunéré, mais je travaille tout le temps !

[^2]: Littéralement, « travailler pour le bien-être ». Initiés dans les années 1970 aux États-Unis, les programmes de workfare posent comme principe que les bénéficiaires de l’aide sociale doivent travailler.

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