La sieste au travail : un rêve ?
Des horaires adaptés à notre rythme de vie ? Économistes, écolos et chronobiologistes le réclament. Même les patrons s’y mettent.
dans l’hebdo N° 1313-1315 Acheter ce numéro
À Politis, sur la mezzanine qui coiffe l’ open space du deuxième étage, repose un matelas violet. Un peu poussiéreux, un peu mou, mais semble-t-il confortable, il n’attend qu’une chose : qu’on veuille bien s’allonger. En vain. Non que la perspective d’un petit roupillon post-sandwich du midi rebute les journalistes. Mais – peur du ronflement malencontreux ? Ou de passer pour le planqué de la boîte ? – même dans un journal de gauche, où le patron fait à longueur d’éditos les louanges du partage et de la réduction du temps de travail, dormir au boulot demeure tabou.
C’est que la sieste est symbole d’oisiveté. Et dans ce monde où prendre son temps revient à perdre de l’argent, elle porte en elle une forte charge subversive. Dernièrement, l’Espagne a créé une curieuse Commission nationale pour la rationalisation des horaires de travail. Objectif : convertir au 9 h-17 h, journée de travail type en Europe du Nord, les Espagnols, dont les horaires atypiques – déjeuner à 14 h, suivi de trois heures de repos, puis reprise du travail aux heures fraîches du début de soirée – nuiraient à la productivité du pays ! L’anthropologue américain Jonathan Crary a montré comment, à l’instar des marchés fonctionnant 24 h/24 et 7 jours/7, l’être humain capitaliste se voit contraint de devenir productif « sans relâche, sans limites » : « Passer une immense partie de notre vie endormis, dégagés du bourbier des besoins factices, demeure l’un des plus grands affronts que les êtres humains puissent faire à la voracité du capitalisme contemporain [^2] », écrit Crary. La massification spectaculaire du travail de nuit semble lui donner raison : en 2011, 3,6 millions de Français (16 % des salariés) travaillaient de nuit, soit une augmentation d’un million de personnes en vingt ans. En cause, une loi de 2001 assouplissant le travail des femmes dans l’industrie. Mais, surtout, l’arrivée d’Internet et du commerce mondialisé qui ne connaissent pas les fuseaux horaires…
Alors, adieu sommeil improductif, bonjour veille perpétuelle ? Fort heureusement, la sieste au bureau n’est pas l’apanage des anticapitalistes. Elle compte aussi des aficionados chez les tenants du productivisme le plus acharné. Les chronobiologistes estiment désormais que salariés comme entreprises ont tout intérêt à s’adapter aux rythmes naturels de l’être humain : dix à vingt minutes de sommeil suffisent pour répondre aux fameux « coups de barre » de 11 h ou de 15 h… et retrouver sa productivité. « Que ce soit sur l’humeur, la santé ou la qualité du travail, la sieste a un effet positif sur les comportements », confirme Béatrice Barthe, enseignante-chercheuse en ergonomie à l’université de Toulouse-II. D’autant plus dans cette Europe qui, à force de repousser l’âge du départ à la retraite, devra composer avec des salariés de plus en plus âgés… Pragmatique, la Chine de Mao a inscrit la sieste dans sa constitution. Dans certaines entreprises japonaises, elle est partie intégrante du management. Sous l’ère Sarkozy, Xavier Bertrand, ministre du Travail, a même commandé un rapport sur le sujet. Début juillet 2014, une enquête d’un cabinet de conseil international en ressources humaines estimait que 67 % des directeurs administratifs et financiers des entreprises françaises sont favorables à la sieste au bureau. Et quand Apple ou Google proposent des « salles de sieste » à leurs employés, la semaine de quatre jours a de même trouvé un écho dans l’empire du libéralisme. Pour laisser aux salariés plus de temps libre ? Plutôt pour éviter la procrastination : « Quand il y a moins de temps pour travailler, vous perdez moins de temps », résumait en 2012 le dirigeant d’une entreprise d’informatique américaine dans une tribune du New York Times titrée « Be more productive. Take time off [^3] » .
Au-delà du « dormir plus pour travailler plus », la réorganisation des temps de travail aurait bien d’autres vertus. Une réduction des dépenses de l’assurance maladie, par exemple : le travail en horaires décalés accroît les risques de cancer, sans parler des troubles du sommeil, du stress, des dépressions… Elle aurait aussi un effet positif sur le changement climatique : l’architecte Françoise Jourda rappelle ainsi que la pause aux heures les plus chaudes permet d’économiser à grande échelle la clim’ au bureau ! On ne parle pas des conséquences sur la vie de famille ou sur la réduction des inégalités hommes-femmes – si les réunions n’avaient plus lieu à 18 h, pile-poil l’heure où il faut aller chercher ses enfants… En réalité, la véritable révolution serait un monde où les salariés, et non les employeurs, décideraient librement de leur propre temps de travail. « Une des clés du bien-être au travail, explique Béatrice Barthe, c’est en effet de choisir au maximum ses horaires, d’avoir la possibilité de les harmoniser avec les rythmes de la vie sociale et personnelle. » Encore faut-il que l’employeur fasse confiance à ses salariés. « Dans l’idéal, poursuit-elle, on pourrait décider de travailler plus tard quand on est jeune, puis adapter ses rythmes à l’arrivée des enfants, puis lever le pied quand on vieillit… Évidemment, cette souplesse doit être encadrée par certaines limites : par exemple, édicter qu’on ne peut pas travailler trois nuits d’affilée, ou rappeler que le travail le week-end doit rester exceptionnel. » Après le débat sur les rythmes des écoliers, à quand celui sur les rythmes de leurs parents ?
[^2]: 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil , La Découverte/Zones, 2014. Voir Politis n° 1301.
[^3]: « Soyez plus productifs. Prenez du temps libre ».