« La Troïka se fout de l’avenir de la Grèce »

Malgré la victoire de la gauche radicale en juin, la cure d’austérité et les privatisations ne faibliront pas, prévient Odysseas Boudouris, personnalité « d’ouverture » du mouvement Syriza.

Erwan Manac'h  et  Marie Chambrial  • 7 juillet 2014
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« La Troïka se fout de l’avenir de la Grèce »

La présidence grecque de l’Union européenne s’est achevée début juillet sans remous. Comme si le récent succès électoral de Syriza – parti de rassemblement de la gauche en tête aux européennes avec 26 % – n’y jetait aucun discrédit. La Troïka (FMI, BCE et Union européenne) réitère au contraire ses pressions contre la « lenteur » des mesures d’austérité, quatre ans après le début de la crise grecque. Les privatisations à marche forcée doivent continuer, sur tous les secteurs : eau, électricité, gaz, infrastructures de transport (port, aéroports, autoroutes, rail) plages et monuments historiques.

Odysseas Boudouris est un ancien membre du Pasok (Socialistes), viré en 2012 pour avoir refusé de voter le 2ème plan d’austérité. Ce médecin de profession a rejoint « Société d’abord » parti de gauche dite « modérée ». Il était candidat dans le Péloponnèse sous l’étiquette Syriza en tant que personnalité d’ouverture. Il revient sur la nouvelle stratégie du parti d’Alexis Tsipras et dénonce la « violation permanente de la démocratie » .

Politis : est-ce que la Troïka (UE, BCE et FMI) et le gouvernement grec ont pris acte du bon score de Syriza ?

Odysseas Boudouris : La Troïka et les Allemands ont une politique très claire : leurs plans doivent passer quoi qu’il arrive. En 2012, la Troïka a réussi à faire gagner la droite en obtenant la collaboration des socialistes. Après ce succès, on s’attendait à ce qu’elle desserre un peu l’étau de l’austérité. Elle a fait exactement le contraire en imposant des mesures encore plus dures que celles qui étaient prévues auparavant. Les gouvernements grecs successifs sont des citrons que l’on presse jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de jus. Puis on les jette pour prendre le suivant.

Nous vivons une violation permanente de la démocratie. Les projets sont votés en urgence ou en session d’été avec un tiers seulement des députés présents. Des projets de loi de plus de 1000 pages sont présentés aux élus un vendredi soir pour un vote le dimanche après-midi. Ils sont souvent en anglais, sans traduction grecque.
Tant qu’ils ne seront pas devant une difficulté majeure, c’est-à-dire une réaction massive des gens avec 1 million de Grecs dans les rues, ils continueront cette politique néolibérale, de démantèlement de l’Etat social.

Croyez-vous en la force du mouvement social pour infléchir cette politique ?

La réaction sociale n’est pas proportionnelle aux mesures qui sont prises. Les gens perçoivent la gravité de la situation : les revenus ont diminué de 30% à 40%, 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, le taux de suicide a triplé, l’accès aux soins est de moins en moins garanti…

Mais la Grèce est sous le « syndrome du choc ». On a appliqué des mesures draconiennes, les gens ont réagi et au lieu de faire marche arrière, on a appliqué des mesures encore plus difficiles. En 2012, les deux partis au pouvoir se sont complètement effondrés, le Pasok est passé de 44 % à 12 %, la Nouvelle démocratie de 34 % à 19 %. Malgré ce désaveu, ces deux partis continuent de gouverner. Les Grecs ont le sentiment que voter ou manifester ne sert à rien, ils se replient donc sur eux-mêmes.

Comment Syriza gère-t-il sa victoire du mois de juin ?

Il existe deux tendances au sein du parti. La première, minoritaire, ne souhaite faire alliance qu’avec le Parti communiste, crédité de 6 % environ des voix, qui, lui, refuse tout principe d’alliance. Un autre courant estime que pour gouverner il faut s’inscrire dans une logique de rassemblement plus large.

C’est clairement cette seconde tendance qui ressort majoritaire du dernier comité central, il y a deux semaines. Cela commence concrètement par le lancement d’une campagne aussi large que possible contre la privatisation du réseau d’électricité.

«La marge de manœuvre des élus de Syriza sera réduite»

Les débats internes ont été violents pendant la campagne…

C’était un coup d’essai de la politique de rassemblement et j’étais la seule candidature d’ouverture. Le débat interne nous a coûté à peu près 6 semaines, durant lesquelles j’étais réduit au silence, car les attaques de la minorité du parti étaient relayées par la droite qui pointait du doigt notre division. Ce qui est positif, c’est que nous faisons un bon résultat malgré cela.

Syriza est à l’origine une coalition de 13 partis indépendants, avec parfois des positions complètement différentes. Certains voulaient sortir de l’UE ou de la zone euro, d’autres le refusaient totalement. Cela ne posait pas problème jusqu’en 2012 puisque Syriza ne revendiquait pas la participation au gouvernement. Un saut s’est opéré en 2012, quand le mouvement est passé dans les urnes de 4 % à 27 %. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui que Syriza est devenu le premier parti grec.

Certaines lignes minoritaires ne sont à mon avis pas conciliables avec la ligne majoritaire incarnée par la direction du parti. Selon moi, c’est à cause de ces divisions que Syriza n’a pas davantage profité de l’effondrement des partis du gouvernement aux européennes – de 42% à eux deux à 31% en deux ans.

Quelle sera la marge de manœuvre des élus de Syriza, dans les villes ou dans les deux régions où il était majoritaire au dernier scrutin ?

Elle sera évidemment réduite, mais les élus pourront résister aux pressions du gouvernement et développer des alternatives à l’échelle des collectivités locales. Il y a aujourd’hui une tentative de privatiser toutes les zones de bord de mer, exploitables touristiquement. Une municipalité ou une région de gauche pourra s’y opposer.

Illustration - « La Troïka se fout de l’avenir de la Grèce » - Photo: M. Chambrial

« Lot ABK 382 » du programme de privatisation, 175 000 mètres carrés de terrain autour de la plage de Simos sur l’île d’Elafonissos, au sud du Peloponnèse. La zone est classée Natura 2000. (Cliquer sur l’image pour voir l’annonce)

L’entrée de la Grèce dans l’euro n’a servi à rien

Comment analysez-vous le succès du parti néonazi Aube dorée, troisième parti aux européennes (9,4 %) ?

De tels scores pour un parti néonazi, dans un pays qui a souffert du nazisme et de la dictature, c’est un phénomène paradoxal. Bien sûr la crise joue un rôle mais le terrain était aussi perverti par des années de développement factice. Historiquement, la Grèce est un pays pauvre qui a toujours connu un élan social pour l’amélioration des conditions de vie. Les familles ont toujours poussé leurs enfants à faire des études. Ça s’est effondré à partir des années 1980 et plus encore dans les années 1990. Le cercle familial et le tissu social de la ville, du quartier et du village, se sont dissous, parce que la Grèce a connu un enrichissement basé sur un système clientéliste, sans véritable développement. L’argent entrait, mais ne correspondait pas à une réelle production.

Dans les années 2000, l’entrée de la Grèce dans l’euro n’a servi à rien sauf à obtenir des prêts facilement. Le déficit budgétaire s’est aggravé. Il était comblé par les prêts contribuant plus encore à créer un fonctionnement factice. Une partie de la société a été pervertie par ce développement de façade. Et c’est cette partie de la société qui fait le lit de l’Aube dorée.

Aube dorée dénonce la pourriture du système que les gens, tout à coup, découvrent. Mais c’est une dénonciation sans aucune analyse, sans aucun argument. C’est un peu la réaction d’un enfant gâté. Lors des manifestations de 2010 et 2011 où des milliers de gens sont descendus sur les places, on se rendait compte qu’ils n’avaient aucune idée des causes de la crise et des solutions. C ‘étaient des gens privilégiés qui avaient perdu leurs privilèges. C’est pour cela qu’il n’y a eu aucune suite.

Vous avez voté les deux premiers plans d’austérité, pas le troisième. Est-ce le résultat d’un changement de lecture ? Revoteriez-vous ces plans aujourd’hui ?

En 2010, il n’y avait pas d’alternative. On s’est rendu compte début 2010 qu’on avait 36 milliards de déficit total. Il fallait trouver cet argent. Et qui va prêter une somme si importante sans mettre de conditions ? Ce plan était mauvais et il était présenté comme un chantage, mais sans lui, on entrait en cessation de paiement, on ne payait plus les retraites, les salaires et les hôpitaux. C’était clair qu’il fallait en passer par là.

La solution était triple : il fallait un plan d’austérité, mais aussi des réformes politiques et administratives et un plan d’investissement pour relancer l’économie. Nous l’avions dit à l’époque. Résultat, nous avons eu l’austérité sans les réformes et le plan d’investissement. Le remboursement de la dette doit être lié au développement. On paye en fonction de ce que l’on peut.

En 2012, c’était complètement différent. On avait fait l’austérité, donc ça n’avait aucun sens de refaire un plan. D’autant qu’il était étendu au secteur privé (baisse du salaire minimum, casse des conventions collectives etc.) qui n’était en rien la cause de la crise.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Le bipartisme, c’est fini. Il faut créer une alliance autour du Syriza qui peut, sur une base radicale mais en même temps réaliste, changer le cours des choses. C’est-à-dire arrêter cette politique néolibérale et mener des réformes structurelles. En Grèce, le problème n’est pas venu des banques, il est venu de l’Etat. Il faut aller voir la Troïka et dire “si on s’effondre tout le monde s’effondre, donc maintenant on rééchelonne la dette et on rembourse proportionnellement au développement“.

La Troïka vient à Athènes début juillet, est-ce une visite importante ?

Non, ça se passe toujours pareil. Ils dénoncent la lenteur des privatisations mais jamais de la mise en place des réformes. On a le système de collecte de l’impôt le plus archaïque de toute l’Europe, mais jamais la Troïka n’a conditionné ses prêts à la mise en place de cette réforme. Parce que la Troïka se fout complètement de l’avenir de la Grèce.

Monde
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