L’hiver 1999 est une étape historique pour le grand patronat, dont le syndicat, l’ex-Conseil national du patronat français (CNPF), est engagé dans un bras de fer avec Lionel Jospin, Premier ministre d’un gouvernement de gauche plurielle. La ministre de l’Emploi, Martine Aubry, est la cible de l’organisation patronale depuis que la réduction du temps de travail à 35 heures hebdomadaires, mesure emblématique de la gauche, est mise en œuvre. La RTT est honnie par la nouvelle équipe dirigeante, qui change, cette année-là, le nom de la puissante organisation. Au CNPF succède le Mouvement des entreprises de France (Medef). Le baron Ernest-Antoine Seillière prend les commandes du navire patronal, avec son numéro deux, Denis Kessler, dirigeant de la branche assurances, conseillé par le philosophe François Ewald, ancien assistant de Michel Foucault. D’emblée, le trio déploie une stratégie qui s’attaquera en priorité à l’assurance chômage des salariés et aura en ligne de mire les annexes 8 et 10 de la convention de l’Unédic [^2], lesquelles définissent le régime des intermittents du spectacle.
L’intermittence, c’est la flexibilité. C’est la thèse défendue par Pierre-Michel Menger, qui entrevoit dans le régime des intermittents « le rêve fou d’un patron capitaliste » (Mediapart, 5 juillet 2014). Dans Profession artiste (Seuil, 2005), le sociologue explique comment les arts du spectacle « battent tous les records de la flexibilité, puisqu’on y met fin à un contrat et qu’on y embauche le plus facilement du monde ». D’où la nécessité « d’une couverture atypique d’un risque atypique ». Mais, associé à une croissance de l’offre culturelle, ce régime « ingénieux » quoique « inégalitaire » et « précarisant » présente, selon lui, le risque de voir se développer « un chômage indemnisé » qui augmenterait plus vite que l’emploi.
Dans Intermittents, sociologie du travail flexible (Seuil, 2011), il constate que l’accord de 2003 résiste à l’adaptation rapide que les précédentes réformes ont suscitée. Mais il démonte l’argument selon lequel « l’intermittence serait l’incarnation pionnière d’un nouveau mode de salariat ». Pour lui, cette « architecture révolutionnaire de la rémunération conjointe du travail et de [l’inactivité] », qui abolit la « frontière entre le salariat et l’indépendance », doit rester une exception. Or, sortie d’un modèle d’emploi fondé sur le salariat, l’assurance chômage ne sait plus comment faire. Pierre-Michel Menger plaide pour un financement du risque par trois sources : les employeurs, l’État et les collectivités, et pour la solidarité interprofessionnelle. Ce qu’il n’explique pas clairement, c’est pourquoi, si l’intermittence est effectivement synonyme de flexibilité, elle continue de représenter une anomalie pour le patronat.
La nouvelle politique patronale sera mise en scène en janvier 2000, lors d’une assemblée générale qui mobilise 30 000 dirigeants à la porte de Versailles, à Paris. Devant les médias, le Medef menace de quitter les organismes paritaires, dont l’Unédic, et, dans la foulée, présente les grandes lignes d’un projet de
« refondation sociale » pour reconquérir le terrain grignoté par l’emprise de l’État, selon les grands patrons. Des discussions sont lancées avec les organisations syndicales de salariés sur l’Unédic, l’assurance maladie et les retraites. Avec plus ou moins de réussite : en 2001, le Medef ne parvient pas à démanteler le régime des intermittents du spectacle, à l’issue de négociations entre syndicats et patronat. Pourquoi s’attaquer à l’intermittence ? Parce que les annexes sont les seules qui s’opposent à la logique de la refondation sociale. Telle est l’explication avancée en 2002 par un rapport sur le fonctionnement du régime des artistes et techniciens, signé par deux inspecteurs, Jean Roigt et René Klein.
« Le régime fonctionne de fait comme un système de redistribution interne des droits acquis par les plus actifs au profit des salariés ayant moins de droits et, souvent, peu de droits au-dessus du minimum requis. » Le rapport réaffirme
« la nécessité d’un régime spécifique maintenu dans le cadre de la solidarité interprofessionnelle », « de par la nature des emplois, le fonctionnement particulier du marché du travail, la dureté des conditions de travail, mais aussi de par la technicité extrêmement exigeante et toujours en évolution des métiers du spectacle, de l’audiovisuel et du cinéma », relève à l’époque le Syndeac, syndicat des entreprises artistiques et culturelles. Le régime des intermittents est un rempart face à la précarisation de l’emploi et joue un rôle émancipateur. Mais, pour le Medef, c’est une anomalie entraînant une
« dissociation progressive de la protection sociale et du travail », selon les mots de Denis Kessler [^3]. L’objectif du Medef est d’ériger
« l’employabilité » en norme d’un marché de l’emploi discontinu et flexible, tout en transformant les dépenses sociales en matière de retour à l’emploi, de santé, d’éducation, de formation en de nouvelles ressources pour les entreprises. La philosophie patronale fait de la concurrence le principe régulateur du social, l’individu étant responsable de son sort.
L’idée n’est pas neuve : dans les années 1990, les employeurs distillent cette logique en abusant des contrats de courte durée, aussi bien pour les permanents que pour les intermittents, au point que, de 1991 à 1999, le nombre de bénéficiaires des indemnités du régime des professions artistiques et culturelles a quasiment doublé. Inquiets de la situation et des menaces que le CNPF fait peser sur les annexes, les artistes et techniciens amorcent un cycle de mobilisation en 1992, occupant le théâtre de l’Odéon et perturbant, déjà, le festival d’Avignon [^4]. Ils obtiennent gain de cause, mais l’idéologie patronale a fait son chemin et imprègne les réformes du régime d’assurance chômage qui vont se succéder. Le Medef bâtit une campagne de communication sur le déficit du régime, engendré par une indemnisation « laxiste » des « assistés » que sont les chômeurs. Il s’agit d’empêcher à tout prix les précaires et les mouvements de chômeurs de réclamer des droits sociaux en échange de l’hyper-flexibilité voulue par le patronat. Les réformes successives de 2003 et de 2006, formalisées par le Medef et ratifiées par la CFDT, la CGC et la CFTC, réduisent délibérément les régimes des intermittents et précaires. Comme celle de 2014, qui s’inscrit dans la continuité de ce modèle de société ébauché il y a quinze ans par le patronat.
[^2]: association pilotée par les organisations patronales et les syndicats de salariés, chargée de la gestion de l’assurance chômage.
[^3]: Lire Intermittents et précaires, Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, éd. Amsterdam, 2008 (voir p. 31).
[^4]: « Intermittence, mon amour », Mouvement, juillet 2003.