Le film qui mit l’Amérique face à elle-même
Il y a 25 ans, sortait Do The Right Thing, de Spike Lee, œuvre antiraciste qui fit polémique. L’anthropologue Pauline Guedj revient sur son histoire.
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Le 30 juin 2014, à Los Angeles, l’Académie des Oscars accueille une cérémonie spéciale célébrant les 25 ans de Do The Right Thing. Sur scène, plusieurs des personnalités à l’origine de cette œuvre : son scénariste-réalisateur-acteur, Spike Lee ; certains de ses comédiens, Richard Edson, Roger Guenveur Smith ; et Chuck D, rappeur du groupe Public Enemy, auteur du titre Fight The Power, figurant sur la bande originale. On évoque l’ambiance du tournage. On parle des réactions des critiques à la sortie du film et de son message. « Ce que nous cherchions à faire, explique Spike Lee, c’est raconter ce qui se passait dans les quartiers, la vérité. En fait, nous avons été plus loin. Nous avons prédit l’avenir, les émeutes de Los Angeles, la gentrification… » Lorsque, en 1987, Spike Lee se lance dans l’aventure Do The Right Thing, il vient d’achever son deuxième opus, School Daze, un film satirique dressant le portrait des universités noires américaines. Le réalisateur est une personnalité montante du cinéma indépendant. En 1986, déjà, son premier long métrage, She’s Gotta Have It ( Nona Darling n’en fait qu’à sa tête ), lui avait valu un succès d’estime auprès du public et de la critique.
Pour son film suivant, Spike Lee a plusieurs idées. D’abord, il souhaite une unité de lieu, un pâté de maisons du quartier noir de Brooklyn, Bedford Stuyvesant, et une unité de temps, une seule journée. Le cinéaste veut construire, à l’image d’une tragédie grecque, une situation qui s’installe, se développe et se dérègle, aboutissant inexorablement à une issue dramatique. Il est intéressé par le défi que suppose le dispositif, tant dans sa conception artistique (il faut garder une cohérence dans l’écriture du scénario et le tournage) que sur le volet technique. Spike Lee décerne alors à son chef opérateur, Ernest R. Dickerson, une mission périlleuse : régler les lumières d’un film tourné en extérieur sur deux mois pour rendre compte d’une simple journée. Ensuite, le cinéaste souhaite que l’action prenne place en été et que la journée racontée soit précisément la plus chaude de l’année. La chaleur étouffante des mois d’août new-yorkais doit transparaître. Le cinéaste compte en effet explorer une théorie qu’il chérit sur le rôle de la chaleur dans le dérèglement des comportements humains. « Chaleur ! C’est le mot que vous devez toujours avoir en tête, dira-t-il aux comédiens pendant les répétitions. S’il ne faisait pas chaud, rien de ce que nous décrivons dans le film n’aurait lieu. La chaleur est la raison pour laquelle la situation devient incontrôlable. » Lee prévoit de tourner le film à l’été 1988 et de le faire sortir en salle exactement un an plus tard : « Je veux que les spectateurs transpirent eux aussi lorsqu’ils seront assis dans leurs sièges. »
- Nola Darling n’en fait qu’à sa tête (1986)
- Do The Right Thing (1989)
- Malcom X (1992)
- Clockers (1995)
- La 25e heure (2002)
- Katrina (documentaire télévisé sur La Nouvelle-Orléans après l’ouragan, 2006)
- Inside Man (2006)
C’est finalement sur Stuyvesant Avenue, entre Lexington et Quincy, que le tournage aura lieu. Pour assurer la sécurité de l’équipe, dans un quartier rongé par le trafic de crack et la guerre des gangs, Spike Lee a l’idée de ne pas faire appel à la police, méprisée par les habitants, mais à une organisation nationaliste afro-américaine, la Nation of Islam, et plus particulièrement à sa milice, les Fruits of Islam. Ces derniers doivent commencer leur travail en éloignant les dealers officiant sur place. Dans Do The Right Thing, Spike Lee retrouve certains des acteurs qu’il a déjà côtoyés dans ses projets antérieurs : Samuel L. Jackson, Giancarlo Esposito, Bill Nunn, Ossie Davis, Joie Lee… Il est toutefois confronté au refus de Robert De Niro, qui, après plusieurs semaines d’hésitation, renonce au rôle de Sal, le pizzaiolo. Grande déception pour Spike Lee. C’est finalement Danny Aiello qui endosse le rôle du commerçant raciste, jouant aux côtés du grandiose John Turturro les plus belles scènes de sa carrière. Après deux mois de tournage et un an de postproduction, Do The Right Thing est projeté en avant-première au Festival de Cannes, où il rencontre un accueil mitigé. Le président du jury, Wim Wenders, expliquera plus tard pourquoi il a refusé de le soutenir pour la Palme d’or. La principale critique de Wenders reposait sur ce qu’il considérait comme l’ambiguïté du discours. En effet, lors de la scène de l’émeute, c’est Mookie, le personnage interprété par Spike Lee, qui – alors qu’il est proche des personnages italo-américains tout au long du film – accomplit l’acte qui provoquera le pillage de la pizzeria : il jette une poubelle sur la vitrine. Pour Wenders, ce geste, qui appelle à la haine raciale et à la violence, n’est jamais condamné par la mise en scène du réalisateur. Les débats au sein du jury vont bon train, mais c’est finalement l’excellent film de Steven Soderbergh Sexe, Mensonges et Vidéos qui obtient la récompense suprême.
Les critiques émises par Wim Wenders trouveront un écho au sein de la presse américaine. Le mois suivant, dans le New York Magazine, le chroniqueur Joe Klein accuse le film de vouloir provoquer le soulèvement de la communauté noire. De son côté, le journaliste David Denby craint de voir les Noirs « devenir fous » et accuse Spike Lee de « jouer avec de la dynamite ». Dans une interview donnée pour le 20e anniversaire du film, Spike Lee s’expliquera : « On m’a critiqué parce que, à la fin de Do The Right Thing, nous ne donnions pas de réponse au racisme. Mais je n’ai toujours pas la réponse à cette question vingt ans après. Et, quand je serais mort et enterré, je n’aurais toujours pas de réponse à cette question. » La polémique coûte vraisemblablement à Spike Lee une autre récompense, celle de l’Oscar du meilleur film. Honte suprême, c’est alors la fable antiraciste et bien-pensante Miss Daisy et son chauffeur, de Bruce Beresford, qui remporte le prix. En France, Do The Right Thing est globalement salué par la critique, notamment dans les Cahiers du Cinéma, qui l’élit meilleur film de l’année. Un correspondant américain du journal, Bill Krohn, compare la posture de Spike Lee à celle de Jean-Luc Godard dans ses deux films les plus politiques, One + One et la Chinoise. Comme dans la Chinoise, où Godard décrivait l’influence du maoïsme en France, l’enjeu pour le réalisateur n’était pas de donner des leçons de morale, mais de décrire une situation dans toute sa complexité, estime-t-il. « Ce que nous voulions, dira Spike Lee, c’était que les gens parlent du racisme aux États-Unis, qu’ils débattent, qu’ils ne puissent plus s’en cacher. » C’est certainement grâce à cette démarche descriptive que Spike Lee réussit à faire de Do The Right Thing un très grand film. Reposant sur une proposition cinématographique forte, des dialogues percutants et souvent hilarants, un casting exceptionnel et une bande originale d’un autre monde, mais livrant aussi l’une des meilleures analyses anthropologiques jamais produites sur les relations interraciales aux États-Unis. Toute l’absurdité du racisme est dans Do The Right Thing, et si, aujourd’hui encore, le film fait souffrir son spectateur, c’est justement parce qu’il le confronte à une situation inextricable. Et dans laquelle il se doit toutefois de prendre position.