Les racines vertes du débat
Autonomie ou aliénation ? Les réflexions d’André Gorz sur la place du travail imprègnent fortement la pensée de l’écologie politique.
dans l’hebdo N° 1313-1315 Acheter ce numéro
Un dimanche de novembre 2009, une quarantaine de militants de l’association écologiste Bizi envahissent l’Intermarché de Bayonne, qui ouvre ses portes sept jours sur sept depuis peu. On installe un matelas pour simuler une grasse matinée au pied de l’étal de légumes, des rollers patinent entre les gondoles, une partie de badminton débute par-dessus les rayons. Bizi dénonce le culte de la consommation non-stop et l’instauration du travail dominical, dont les gérants du supermarché assurent qu’il est consenti et qu’il ne concerne, ce jour-là, que des étudiants.
Un autre dimanche, des recruteurs « Bizi » en costume-cravate iront culpabiliser les flâneurs sur les plages basques, où l’on glande au lieu de « travailler plus pour gagner plus ». Pour les militants, le célèbre slogan de Nicolas Sarkozy résume l’impasse écologique d’un modèle de société où le travail et le temps que l’on y consacre sont asservis à une boulimie de consommation entretenue par des forces économiques qui ne jurent que par la croissance. « Mais l’injonction de Sarkozy n’aura été qu’un feu de paille, elle n’a rencontré aucune base sociale, même au sein du monde ouvrier, explicitement ciblé, remarque l’économiste Vert Alain Lipietz. Aujourd’hui, on constate la volonté de travailler moins, dans la lignée d’un mouvement historique de réduction du temps de travail, quitte à gagner un peu moins. » Une bataille écologiste : alors que Martine Aubry faisait basculer la France dans la semaine de 35 heures, les Verts préconisaient 32 heures. Au-delà de l’objectif de la solidarité (partager le travail pour réduire le chômage), cette revendication puise ses racines dans un mouvement philosophique qui analyse le sens que la société donne à la « valeur travail ». « Sur ce chapitre, les écologistes épousent totalement la pensée des philosophes André Gorz et Dominique Méda », souligne Alain Lipietz. L’un a mené une longue quête des champs de l’autonomie de l’individu. L’autre a interrogé le rapport du travail à la politique ; les deux ont cherché à débusquer ce qui donnait du sens au travail. Anticapitaliste, André Gorz croit un temps à l’avènement d’une société où le travail serait un outil d’émancipation. Il finit par rompre, au début des années 1980, avec la vision marxiste d’un triomphe à venir du prolétariat. Pour Gorz, la prégnance du modèle capitaliste et libéral est telle qu’il est devenu illusoire d’espérer se désaliéner par le biais du travail. Le philosophe, qui s’est, entre autres, inspiré d’Ivan Illich, milite pour la fin du travail comme « emploi salarié », c’est-à-dire rémunéré sur la base d’une valeur décidée par le capitalisme – quelle contribution à l’augmentation de la richesse ?, combien d’heures passées à l’atelier ou au bureau ?, etc.
Cette réflexion sur la nature de la richesse, que développent notamment Dominique Méda ou Patrick Viveret, fait partie du patrimoine intellectuel des écologistes. De même, la valeur du travail ne doit-elle pas se comprendre comme la somme des trésors de créativité et d’intelligence, individuelle et collective, que les individus sont capables de mobiliser et que le capitalisme est bien incapable de « rémunérer » ? Ces réflexions ont engendré deux postures divergentes chez les écologistes. D’un côté, la prise de conscience que la valeur travail doit dépasser le seul critère de l’emploi salarié. « Un contrat à durée indéterminée pour tout le monde ? Ce n’est pas notre vision de la finalité du travail », commente l’économiste Jérôme Gleizes (EELV). Encore faudrait-il que le contrat contribue à l’épanouissement : qualité des relations sociales et du milieu, place laissée à l’initiative personnelle… et bonne rémunération, éventuellement, ce qui n’est pas prioritaire pour la satisfaction. « Dans cette approche, la valeur du travail n’est pas appréciée par sa durée. D’ailleurs, les intermittents, dont nous soutenons la lutte, n’expriment pas de revendications sur le temps de travail [^2]. » Cette voie d’émancipation trouve depuis peu un nouveau débouché chez les partisans d’une économie « verte ». Car le travail sous contrainte capitaliste est intrinsèquement négatif chez les écologistes, puisqu’il produit un résidu (pollution, déchets non recyclés, etc.). Et la société dématérialisée n’y coupe pas, conviennent ceux d’entre eux qui ont un temps cru que les technologies de l’information offraient une solution. Option de rechange avec la transition écologique : une économie qui, traquant les émissions de CO2, basculerait dans le développement massif de l’isolation des bâtiments, des énergies renouvelables, de l’agriculture bio, etc., créerait des millions d’emplois socialement plus utiles que l’entretien des centrales nucléaires, la fabrication de voitures diesel ou l’épandage de pesticides.
Sur un autre versant, c’est la conclusion gorzienne qui s’impose : l’autonomie ne saurait s’acquérir qu’en limitant le contact avec le monde du travail hétéronome. Travailler moins et consommer moins pour vivre mieux. Le mouvement pour la décroissance s’est engouffré dans cette voie : le travail salarié ne doit plus être la norme, place à des activités répondant à d’autres finalités – développement personnel, intérêt collectif, lien social, etc. Pierre Carle a intitulé Volem rien foutre al païs son documentaire maillant une guirlande d’alternatives à dimension subversive – habitat en paille, autonomie énergétique, simplicité volontaire, économie solidaire, refus de l’assurance retraite, etc. De cette mutation découle la revendication chez les écologistes d’un revenu de base garanti, que l’on soit « employé » ou non, qui rejoint et élargit radicalement la bataille pour la défense du statut des intermittents.
[^2]: Sur ce sujet, la députée EELV Cécile Duflot a publié une tribune engagée dans Libération (3 juillet 2014).