Patrick Haimzadeh : « En Libye, le local prédomine »
Spécialiste du pays, Patrick Haimzadeh juge illusoire de vouloir reconstruire un État central fort dans le contexte actuel. Il s’interroge sur la notion d’identité nationale.
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Dans notre conception occidentale, s’il n’y a pas d’État central fort, c’est le chaos. En Libye, où existe une forte tradition de pouvoirs locaux, la situation doit être analysée différemment, comme le suggère Patrick Haimzadeh.
Dans ce qui apparaît comme un pays livré au chaos, le général Haftar [^2] est souvent présenté comme un recours, comme le maréchal Al-Sissi en Égypte. Est-ce votre analyse ?
Patrick Haimzadeh : On parle souvent de Haftar en ce moment, c’est déjà lui donner beaucoup d’importance. Les médias aiment bien avoir un personnage sur qui s’appuyer. La grille de lecture devient plus simple. En fait, loin d’être un facteur d’ordre, Haftar introduit une ligne de fracture supplémentaire.
Qu’en est-il de ses positions militaires et de son influence, notamment dans la région de Benghazi ?
Son fief est à une centaine de kilomètres de Benghazi, mais la ville est loin de lui être acquise. À l’ouest, il a une alliance de circonstance avec les Zintan, une tribu qui a pris de l’importance pendant la guerre de 2011. Mais, même ensemble, ils n’ont pas les moyens de s’emparer de Tripoli [la capitale, à l’ouest du pays, NDLR]. Haftar est un homme assez âgé, plus vieux que Kadhafi, et c’est le même type de personnage : autoritaire et militaire. Certains sont nostalgiques d’un pouvoir fort, mais l’idée qui prédomine, c’est que l’on ne veut plus d’un général à la tête du pays.
Quelle est la particularité de la Libye par rapport à ses voisins ?
La situation en Libye est différente de celle de ses voisins, car le local prédomine. Chaque ville, chaque quartier, a ses petits chefs, ses logiques. La difficulté, c’est de reconstruire du national à partir du local, où les choses marchent relativement bien. Il y a des conseils qui ont été élus, la gestion des affaires locales fonctionne, car ce système était déjà présent sous Kadhafi. Ce qui est complexe, c’est l’articulation entre le local et le national.
Dans quelle mesure Haftar peut-il gagner du terrain ?
Sa seule possibilité, c’est de faire basculer vraiment le pays dans la guerre civile. En face de lui, les Frères musulmans tiennent le Parlement par le jeu des alliances. Et tout le monde s’appuie sur des milices. Certains ont fait allégeance à l’armée nationale, mais ils ne désarment pas pour autant, parce que personne ne désarme. Les islamistes se sont battus parmi les premiers en 2011 et ils estiment avoir une légitimité révolutionnaire. Certes, ils sont dirigés par des salafistes, mais qui s’inscrivent dans une logique nationaliste. Ils veulent la religion, la charia est au cœur de leur projet, mais, malgré tout, ils veulent aussi l’unité du pays, un État puissant et de l’ordre. On aurait tort de voir en ces gens des fous furieux. C’est pourtant ce qu’Haftar veut faire croire. En réalité, ils sont assez structurés et représentent un poids militaire important.
Le chaos serait moins important qu’il n’apparaît au premier regard ?
Certains éléments sont en effet plutôt encourageants. Par exemple, le candidat malheureux aux dernières élections, l’islamiste Ahmed Miitig, a accepté l’arrêt de la Haute Cour de justice. Il s’est retiré alors même qu’il avait des milices à sa disposition. Cependant, on observe une militarisation des mentalités depuis 2011. Des erreurs ont été commises. La création des partis politiques était prématurée, parce que, une fois encore, tout le monde veut voir à l’œuvre ses modèles classiques. En réalité, ça ne correspondait à rien du tout. Il y a une nouvelle classe d’affairistes politiques dans ces partis, ils cherchent le pouvoir sans avoir aucune légitimité. A contrario, certains systèmes locaux fonctionnent bien : les conseils des anciens, les conseils des sages ou encore les conseils des notables. L’enjeu est de remettre les tribus au cœur du paysage politique. Il ne peut y avoir d’État central fort en Libye. Il faudrait un système très fédéral avec de petites régions.
Finalement, vous n’êtes pas si pessimiste ?
Si, la situation est tout de même assez désespérante. J’ai dit dès le départ que c’était une guerre civile et qu’elle n’allait pas s’arrêter avec la mort de Kadhafi. On en est toujours au même point. Tout le monde s’ingère : les Saoudiens et les Égyptiens soutiennent l’option de « l’homme fort », les Qataris soutiennent les Frères musulmans et les Occidentaux sont divisés. De plus, dans le Sud, il y a de gros problèmes d’approvisionnement. Mais la vraie question reste celle de l’identité de la Libye : que signifie être Libyen aujourd’hui ? Les mêmes questions se posent en Syrie et en Irak. Le concept d’État-nation, et ses frontières récentes, est à interroger. Le processus révolutionnaire est long et les élections ne résolvent rien. L’énorme abstention aux législatives du 25 juin en est la preuve [^3].
[^2]: Le général Khalifa Haftar, revenu d’un long exil aux États-Unis en 2011, apparaît aujourd’hui comme l’homme des Américains. Il se positionne comme le rempart à l’islamisme.
[^3]: Seuls 1,5 million de Libyens s’étaient inscrits contre 2,7 millions en 2012. Et 630 000 seulement ont voté, soit un taux de participation de 42 %.