Un conflit toujours central
Il n’y a pas de conflits qui se règlent par magie simplement parce que les pays occidentaux en nient l’existence. Ils ne disparaissent pas. Ils se transforment.
dans l’hebdo N° 1311 Acheter ce numéro
Le conflit israélo-palestinien est ce qu’on appelle un conflit « de basse intensité ». Assez souvent, il s’efface derrière une autre actualité, encore plus sanglante. On aurait alors tendance à l’oublier. Voire même, pour les plus naïfs, ou les plus perfides, à le croire réglé faute de combattants côté palestinien. Mortelle illusion ! Car les Palestiniens, eux, ne l’oublient jamais. Comment l’oublieraient-ils alors que les colonies empiètent toujours plus sur leurs terres, que leurs maisons sont détruites et que l’arbitraire administratif et militaire entrave leurs faits et gestes ? Comment les habitants de Gaza, étouffés depuis sept ans par le blocus israélien, pourraient-ils l’oublier ? Une autre erreur est d’en sous-estimer la portée symbolique, et même la centralité politique. Deux choses qui ne se mesurent ni au nombre de victimes ni aux enjeux pétroliers, et surtout pas à la superficie de la zone de conflit.
C’est évidemment son histoire, son antériorité et son caractère immédiatement international qui donnent au conflit israélo-palestinien cette importance singulière. Le jeu extrêmement malsain auquel les grandes puissances se sont livrées a, par la suite, contribué à répandre un sentiment d’injustice et crée un phénomène d’identification. Il en va des rapports entre les peuples comme des relations entre les individus : la mauvaise foi, l’abus de la force par celui qui est seul à la posséder, le mépris du droit, tout cela suscite la solidarité. L’injustice fait aussi monter le niveau de violence. Nous avons déjà eu l’occasion de le montrer : la percée du Hamas, à partir du début des années 1990, a correspondu aux rebuffades essuyées par la partie palestinienne qui avait fait le choix de la négociation. Arafat, d’abord, Mahmoud Abbas, ensuite. Le blocage systématique des négociations par Israël a même fini par faire apparaître l’Autorité palestinienne comme complice de l’occupation. Aujourd’hui, c’est le Hamas lui-même qui est affaibli. D’où cette pluie de roquettes sur le sud d’Israël qui vise à redonner l’illusion de la force et de la radicalité. Ce qui est en jeu dans les événements de ces dernières semaines, c’est peut-être la nature même de ce conflit. On ne le dira jamais assez, comme l’avait magistralement analysé Maxime Rodinson, il y a presque cinquante ans, il s’agit d’un conflit colonial. Le corps du délit, c’est la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. C’est l’occupation. C’est la situation d’apartheid qui en résulte. Et la solution, c’est la décolonisation, c’est-à-dire la restitution du territoire palestinien selon les frontières de juin 1967.
Le grand mérite des Palestiniens – Hamas compris – est de n’avoir jamais mené une autre lutte qu’anticoloniale. Même les islamistes palestiniens n’ont jamais « déterritorialisé » leur revendication nationale pour la fondre dans un jihadisme sans frontières. Ils sont restés insensibles aux soubresauts qui ont bouleversé le monde arabo-musulman depuis la révolution iranienne de 1979. C’est au contraire Israël qui a tenté de transformer la lutte des Palestiniens en conflit religieux. On se souvient du cri d’Ariel Sharon au lendemain du 11 septembre 2001 : « Arafat est notre Ben Laden à nous ! » Il s’agissait évidemment de nier le caractère colonial du conflit et de le mêler au « choc des civilisations », cher aux néoconservateurs américains. Mais cette imposture n’a jamais fonctionné. Or, nous voilà peut-être à un moment où le risque est réel de voir s’implanter en Palestine des mouvements dits jihadistes. L’environnement régional, en Syrie, en Irak, mais aussi dans le Sinaï égyptien, peut favoriser la récupération d’une jeunesse désespérée. C’est ce à quoi peut conduire la stratégie occidentale du pourrissement. La cause palestinienne est aussi un objet de convoitise pour tous les prophètes de malheur et les démagogues du monde musulman. Ben Laden ne manquait jamais d’y faire référence. Abou Bakr al-Baghdadi, le « calife » autoproclamé d’Irak et de Syrie, exploitera lui aussi le filon.
Nous ne cessons jamais d’expérimenter la même loi de l’Histoire : il n’y a pas de conflits qui se règlent par magie simplement parce que les pays occidentaux en nient l’existence. Les conflits ne disparaissent pas. Ils se transforment. Et quand ils reparaissent, nous feignons la surprise et l’indignation. C’est ce qui s’est produit avec la destruction des oppositions de la gauche laïque dans le monde arabe au cours des années 1960-1970. C’est ce qui guette aujourd’hui la Palestine, alors que toutes les issues politiques ont été méthodiquement verrouillées par les gouvernements israéliens. Jusqu’ici, les Palestiniens n’ont pas seulement résisté à Israël, ils ont aussi résisté à la dénaturation et à la récupération de leur combat. C’est peut-être cette seconde résistance qui risque aujourd’hui de céder si l’espoir ne leur est pas rendu.
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