Changer le monde, modes d’emploi

Des inventeurs de nouvelles manières de vivre démontrent qu’il existe des alternatives aux aliénations de la société.

Politis  • 11 septembre 2014 abonné·es
Changer le monde, modes d’emploi
© Photo : AFP PHOTO / ANDRE DURAND

Depuis quelque temps déjà, le monde de l’édition s’est extrait de la fièvre du catastrophisme planétaire : le flux s’est tari des ouvrages lancés dans la démonstration que « nous allons dans le mur si ça continue ». Non que le « grand public » ait pleinement intériorisé les crises majeures qui secouent nos sociétés – les candidats à l’édification des consciences ont encore du pain sur la planche. Mais la désespérance menaçait, alors qu’il existe de bonnes raisons de croire en un avenir bien plus radieux que celui que profilent le dérèglement climatique, l’hégémonie de la pensée marchande et sa finance folle, et le pillage des ressources naturelles. Nos sociétés fourmillent en effet d’initiatives réjouissantes qui en dessinent les contours. Pendant deux ans, le journaliste et essayiste Éric Dupin a parcouru une partie de la France pour collecter le témoignage de dizaines de ces « défricheurs » en rupture plus ou moins radicale avec la norme sociale [^2]. Ils ont créé des entreprises solidaires et écolos, des réseaux de consommateurs responsables, des coopératives de production d’énergie renouvelable, des habitats partagés à très faibles émissions de CO2, des collectifs paysans en rupture avec le productivisme agricole, des activités économiques relocalisées et des circuits de commercialisation de proximité, des écoles alternatives, etc. Une telle diversité que l’auteur peine à en organiser la foison, tant les parcours résistent aux étiquetages, inspirés par les pensées de la décroissance, de l’économie sociale et solidaire, de l’autogestion, de l’autonomie, de courants spirituels divers.

Éric Dupin se dit frappé par la convivialité, le bien-être et l’enthousiasme qu’il a constatés chez ses interlocuteurs. Et pourtant, bien qu’en expansion, c’est « un continent méconnu » des politiques et des médias. Une enquête états-unienne révélait en 2000 l’importance de la nébuleuse des individus susceptibles de fomenter des changements dans la société, dénommés « créatifs culturels » : potentiellement un tiers de la population du pays ! Ils seraient 17 % en France. L’ouvrage, au-delà de la réjouissante mise en lumière d’une cohorte de remarquables soutiers de l’espoir, s’interroge sur leur réelle capacité de subversion de la société. Tout d’abord parce que c’est une force qui s’ignore : des réseaux existent, mais ils peinent à distraire chaque îlot de résistance de sa tâche, villages gaulois souvent accaparés par la nécessité de perdurer dans un environnement dont ils affrontent les règles économiques et sociales contraires. Comme la plupart des auteurs, Éric Dupin constate par ailleurs que ces défricheurs ne croient plus aux partis politiques pour changer la société. Le pragmatisme de leurs pratiques peut-il révolutionner les politiques publiques ? Peuvent-ils essaimer au point de constituer une masse critique ? Éric Dupin, constatant la dominante « classe moyenne éduquée » de leur profil, ne croit guère ce jour proche.

C’est cette forme « d’élitisme » (à leur corps défendant) de ces pionniers dont nous entretient Sophie Caillat, éclairant par contraste l’isolement de millions d’individus « qui voudraient bien changer mais… ». La journaliste, qui livre un témoignage vif et plein d’humour de sa conversion à l’écologie pratique, donne une idée du parcours de la combattante [^3]. Outre les quantités de difficultés pratiques ( « tous ces moucherons autour de mon lombricomposteur d’appartement ! » ), cette culturellement minoritaire affronte les premiers sceptiques au sein même de son foyer, et la contradiction dès son for intérieur ( « comment refuser ce voyage à New York offert par mon amoureux ? » ). Sophie Caillat, au bout d’une expérimentation riche et honnête, confesse son impuissance devant la « douloureuse dissonance cognitive » (je sais mais je ne passe pas à l’acte) qui l’empêche de fuir plus avant « la toxicité de la société contemporaine ». Jade Lindgaard, également journaliste, pique elle aussi sa « crise », dans un essai original et enlevé sur son « ego climatique [^4] ». Face au défi gigantesque, elle appelle à la rescousse de ses affres privées ( « ma chaudière est un scandale » ) l’enseignement tiré de ses reportages (ça frise parfois l’humour noir anglo-saxon), d’une abondance de données et de la lecture de divers penseurs. Comment dissoudre le flou entre « besoins » et désirs, desserrer les mâchoires de la machine néolibérale qui isole chaque « vie minuscule » dans son asservissement – se « déprivatiser » pour retrouver le sens commun et « fonder de nouveaux collectifs »  ? Jade Lindgaard voit une dimension politique dans la « bataille des modes de vie »  : des milliers de petites exemplarités, même dispersées, sèment des graines de dissidence qui ne produisent parfois le changement que des décennies plus tard.

Résolument positive, Pascale d’Erm (journaliste encore) ébauche une réponse à cette question lancinante du débouché de la somme des pratiques individuelles et de leurs îlots collectifs. Elle s’est intéressée à l’échelon des collectivités territoriales, passant en revue une quinzaine de villes ou régions françaises, de Besançon à Loos-en-Gohelle, de Rhône-Alpes à Tramayes, où elle discerne l’ébauche de politiques de transition écologique (épithète englobant l’économie sociale, l’habitat, etc.) par le soutien apporté à des dizaines d’expérimentations locales dans divers domaines [^5]. À terme, le philosophe Patrick Viveret imagine même possible l’émergence d’un mouvement « convivialiste » à vocation majoritaire. Le philosophe, avec le penseur agroécologiste Pierre Rabhi, fait partie des quelques repères presque unanimement reconnus parmi les « défricheurs ». Un signe : Sandrine Roudaut, cofondatrice d’un cabinet de conseil auprès des entreprises, les cite volontiers dans un essai sur « l’expérimentation radicale » [^6] face à la crise. Issue du monde de la publicité, elle règle son compte avec une certaine jubilation à l’arsenal entrepreneurial inopérant du développement durable, des normes de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), des écolabels, du marketing responsable et de la croissance verte. Le vade-mecum, assez jargonnant, vise la sphère économique. S’il atteint sa cible, il contribuera en tout cas à résoudre en partie cette « dissonance cognitive » qui n’affecte pas que les individus.

[^2]: Les Défricheurs. Voyage dans la France qui innove vraiment , Éric Dupin, La Découverte, 280 p., 19,50 euros.

[^3]: Comment j’ai sauvé la planète. L’écologie appliquée à la vie quotidienne , Sophie Caillat, éd. du Moment, 232 p., 17,95 euros.

[^4]: Je crise climatique. La planète, ma chaudière et moi , Jade Lindgaard, La Découverte, 254 p., 18 euros (voir Politis n° 1316).

[^5]: Ils l’ont fait et ça marche ! Comment l’écologie change déjà la France , Pascale D’Erm, Les Petits Matins, 174 p., 12 euros.

[^6]: L’Utopie, mode d’emploi. Modifier les comportements pour un monde soutenable et désirable , Sandrine Roudaut, éd. La Mer salée, 339 p., 33 euros.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes

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