Élisabeth Filhol : « Je veux démonter les mécanismes »
Dans Bois II, Élisabeth Filhol raconte la séquestration d’un patron par des ouvriers. Elle explique ici sa vision du monde industriel et comment elle lie celle-ci avec l’écriture.
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Après la Centrale [1], roman justement très remarqué, Élisabeth Filhol aborde, dans Bois II, un monde qu’elle connaît bien pour avoir eu une activité professionnelle, le contrôle de gestion, dans l’industrie. Elle tient donc sur le sujet un propos documenté, qui est à la fois sans froideur et au service de sa véritable passion : la littérature.
Vous revenez avec votre deuxième roman, à travers l’histoire de la séquestration d’un patron, sur les mêmes thèmes, dont celui de la question ouvrière, que dans la Centrale. Pouvez-vous dire pourquoi ?
Élisabeth Filhol : Peut-être parce que je n’avais pas épuisé cette question. Quand je finissais la Centrale, en 2009, il y a eu une vague de séquestrations de patrons en France – après celles qu’on a connues dans les années 1970. J’ai été frappée par cette radicalisation. Je me suis dit qu’il y avait là à la fois un potentiel dramatique et un symptôme. Et donc que des questions que je me posais pouvaient être creusées à travers cette situation. Quand j’ai commencé à écrire le livre, j’ai pris une autre trajectoire : la séquestration arriverait après une série de restructurations, à la fin du livre, tandis que je me centrais sur l’histoire de Péchiney et de l’aluminium. J’étais choquée par la manière dont cette aventure s’est terminée, par le démantèlement de Péchiney après l’OPA hostile d’Alcan en 2003. Dans mes premiers jets, j’ai quasiment un autre livre, sur l’aluminium et la révolution industrielle. Mais, ensuite, je me suis rendu compte que la séquestration ne pouvait arriver seulement au dernier chapitre.
Quels sont vos ressorts d’écriture ?
Avant même le fonctionnement des entreprises, ce qui m’attire, c’est l’industrie, c’est-à-dire la présence de la matière, des processus de transformation, des infrastructures lourdes. Je n’écrirai jamais sur un centre d’appels, par exemple, même s’il y a beaucoup à dire à ce sujet. Par ailleurs, chacun a une présence au monde avec une grille de lecture. La mienne est sociologique et économique. Ce n’est pas une grille de lecture littéraire.
En revanche, ce sont bien des écrivains qui vous ont amenée à l’écriture. Lesquels ?
Marguerite Duras. Au premier texte que j’ai envoyé à un éditeur, j’ai eu le retour suivant : « C’est peut-être trop durassien. »
C’est le mode d’écriture du réel qui vous attire chez elle davantage que ses thèmes… Oui. C’est peut-être moins un roman de Duras pris dans son ensemble que l’effet produit par la lecture de quelques pages prises au hasard. J’ai le même rapport à Duras qu’à la poésie. Je lisais quelques pages d’elle, et ensuite j’avais envie d’écrire. C’est pratique et en même temps dangereux. Surtout avec une langue comme la sienne. Après mon premier manuscrit, j’ai écrit un second texte qui n’a pas été publié non plus. Ensuite, pour écrire la Centrale, j’ai évité d’ouvrir ses livres.
La dimension visuelle ayant beaucoup d’importance dans votre écriture, le cinéma a-t-il une influence sur vous ?
Bois II est influencé par deux films de Jean-Luc Godard : Tout va bien et la Chinoise. Godard m’a permis d’ouvrir le roman à la juxtaposition de plusieurs langages, d’intégrer la langue de l’entreprise, comme lui a introduit la langue politique de l’époque, chargée d’idéologie. Une langue qui, par ailleurs, a vieilli. On ne l’entend plus de la même façon. Je l’ai reçue comme une matière presque abstraite, qui entre en cohérence avec l’invention formelle, très éclatante dans ces films et extrêmement moderne.
En quoi la littérature peut-elle donner un éclairage spécifique sur le monde du travail ?
Quand j’écris, je suis davantage dans le questionnement que dans les réponses, ce qui distingue ce travail du journalisme ou des sciences humaines. Quand je m’assois à ma table, je ne sais pas ce que je vais écrire. Derrière mes questionnements, il y a aussi l’envie de dévider la pelote, de démonter certains mécanismes. Et très vite je me heurte à une complexité. L’information en temps réel privilégie souvent la vitesse et l’émotion au détriment de la complexité.
Vous êtes-vous beaucoup documentée ?
Sur Péchiney et l’aluminium, oui. Mais, sur les séquestrations, il n’y a pas de documents ni de témoignages directs. Des salariés sont souvent interviewés par une télé ou une radio, mais il reste les deux ou trois phrases qui n’ont pas été coupées. Et, a posteriori, les cadres ne témoignent pas. Ni les salariés ou les représentants syndicaux qui ont vécu de l’intérieur la séquestration. Donc, sur le huis clos, j’ai tout inventé.
Le lieu, Bois II, n’existe pas, mais est inspiré par des lieux réels…
J’ai créé Bois II à partir de plusieurs territoires industriels existants, avec une part d’imaginaire, dans une région qu’on appelle les Marches de Bretagne, qui ont en commun une certaine géologie, avec de nombreux gisements d’ardoise et de fer. Ce qui explique que l’industrie a d’abord été une industrie d’extraction, avec un relais de l’industrie métallurgique. Finalement, pendant un siècle et demi, même si des industries ont périclité, il y en avait toujours une qui prenait le relais. Pour moi, Bois II, c’est le moment où il n’y a plus de relais.
Il y a trente-deux ans, l’Excès-l’usine de Leslie Kaplan et Sortie d’usine de François Bon racontaient le travail à l’usine. Aujourd’hui, dans votre livre, les ouvriers séquestrent le patron parce que leur usine risque de disparaître. Cette différence n’est-elle pas symptomatique de l’évolution de l’économie ?
Probablement. Dans ces deux livres ou, par exemple, dans le documentaire sur le conflit des Lip, de Christian Rouaud [2], ce qui est frappant, c’est qu’il y a une énergie, un optimisme chez les ouvriers. Ils ont foi dans le progrès social. Ce sont des conflits offensifs. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’on est uniquement sur la défensive. La séquestration a lieu quand le dialogue social a échoué. C’est une sorte de geste final un peu désespéré. Et l’enjeu n’est pas de changer le monde mais de préserver des emplois dont la disparition, dans un bassin d’emploi exsangue, provoquerait une bascule dans leur vie. L’idée de l’après – qui surviendra bientôt – est très présente chez mes personnages : l’après, chez eux, entre quatre murs… Il n’y a pas de résignation, mais c’est une lutte qui vaut presque pour elle-même.
Quel sentiment domine Bois II ?
La colère, qui finit par se transformer en haine d’un groupe de salariés envers un homme, le chef d’entreprise, Mangin, parfaitement indifférent aux conséquences sociales de ses décisions. Tous les chefs d’entreprise ne ressemblent pas à Mangin. Ceux des PME sont majoritairement des hommes et des femmes qui se battent. Mangin est une figure particulière, que l’on rencontre en bout de processus, à force de restructurations et de cessions de filiales. C’est un actionnaire individuel, comme lui, ou un fonds d’investissement, qui arrive pour réaliser un coup financier. Ce personnage est l’incarnation d’un capitalisme déterritorialisé, sans préoccupation du tissu industriel.
Feriez-vous l’apologie du capitalisme familial industriel ?
Je ne fais pas l’apologie du capitalisme paternaliste. Mais une des différences entre le capitalisme paternaliste et le capitalisme financier, c’est l’ancrage territorial. Quand on est patron depuis plusieurs générations sur un territoire, dans une fréquentation des salariés, donc avec des comptes à rendre, on ne peut avoir la même irresponsabilité sociale que quand on a à peine idée, comme Mangin, de la situation sur une carte de l’entreprise qu’on a rachetée. Et de toute façon, deux ans plus tard, il sera ailleurs. Voilà l’un des principaux problèmes d’aujourd’hui, flagrant si l’on revient à l’échelle locale, comme dans Bois II, et malgré toutes les théories sur la mondialisation. On en voit les conséquences sur plusieurs bassins industriels en France, en général enclavés, qui périclitent sans que, pour l’instant, on ait l’espoir d’une relève.
[1] POL, 2009.
[2] Lip, l’imagination au pouvoir.
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