EuropaCity : encore un grand projet inutile !
Un projet de centre commercial pharaonique se prépare sur les dernières terres agricoles d’Île-de-France. Les opposants, qui se réunissent ce week-end sur le site, auront-ils raison des spéculateurs ? Enquête exclusive.
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Lorsqu’il quitte Paris par l’autoroute du Nord, en direction de Lille, l’automobiliste est rapidement saisi par un contraste. À seulement quelques kilomètres de la capitale, sur la gauche, s’étale le triangle de Gonesse (Val-d’Oise), un vaste espace de terres agricoles de 700 hectares, tandis que défilent sur la droite des zones d’activités saturées de centres commerciaux régionaux. Notamment O’Parinor, rénové et agrandi en 2013 (voir carte p. 14), puis le pôle Usines Center Paris Outlet de Gonesse, en concurrence avec le nouveau centre Aéroville, sur la commune de Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis), près de l’aéroport Charles-de-Gaulle.
Or, un projet d’investissement risque de gommer le contraste et d’entamer largement ce poumon vert d’Île-de-France, par l’implantation d’EuropaCity, le complexe commercial le plus important de France. « En quelques années, le nombre d’ouvertures [de zones commerciales] s’est accéléré, constate l’urbaniste Jacqueline Lorthiois. À quelques kilomètres les uns des autres, vous avez donc Aéroville, l’Ilo à Épinay-sur-Seine et Qwartz à Villeneuve-la-Garenne. Forcément, ces nouveaux centres commerciaux vont entraîner des baisses de chiffre d’affaires, voire des fermetures, de commerces ailleurs. » Dans une étude sur le nord-est de l’agglomération parisienne, l’urbaniste montre qu’EuropaCity est « un danger pour l’emploi », mais que « ces surfaces commerciales rapportent énormément d’argent aux promoteurs immobiliers ». Dans un rayon d’une quinzaine de kilomètres, entre Paris et le futur EuropaCity, pas moins d’une dizaine de parcs de commerce et de loisirs, récents ou rénovés, entourent donc le triangle de Gonesse et ses « bonnes terres au rendement extraordinaire », selon Dominique Plet, cultivateur. Son exploitation est installée sur ce dernier grand espace agricole, coincé entre les aéroports du Bourget et de Roissy, en territoire inconstructible pour le logement. « Les gens se rendent compte que c’est ridicule de construire un centre commercial ici. Notre agriculture est raisonnée, on traite le moins possible et on n’a pas besoin d’arroser », dit-il en montrant un de ses champs de maïs. « Ces sols de la Plaine de France permettraient de réaliser une partie de l’arc des cultures maraîchères et fruitières susceptibles d’alimenter le nord-est de l’agglomération parisienne et de lui donner l’autosuffisance alimentaire qui lui fait défaut », ajoute Michel Isambert, pédologue-cartographe, membre de l’Association française pour l’étude du sol. « La souveraineté alimentaire de l’Île-de-France est inférieure à 2 %, ce qui, en période de crise durable et de baisse généralisée du pouvoir d’achat, est un non-sens », renchérit le Collectif pour le triangle de Gonesse, qui s’est constitué en 2011 en réaction à l’annonce du pharaonique projet immobilier commercial.
Les dix-huit associations locales membres du collectif – qui ont en ligne de mire Jean-Pierre Blazy, député et maire socialiste de Gonesse, et l’établissement public d’aménagement (EPA) Plaine de France – ont récemment obtenu de retarder le lancement d’EuropaCity. La commission nationale du débat public a décidé en mai de prolonger de six mois le délai de présentation de son dossier et organisera un débat public en 2015. De leur côté, Dominique Plet et d’autres agriculteurs sont engagés dans une procédure pour obtenir des indemnités d’éviction plus importantes que ce que propose l’établissement public foncier d’Île-de-France. « On me donne 1,50 euro du mètre carré ! C’est ridicule. Je vais perdre 25 à 30 hectares sur les 127 que je cultive, tandis que l’aménageur et le promoteur récupèrent des terres pour une bouchée de pain ! » C’est Immochan, filiale immobilière du groupe Auchan, qui prévoit de bâtir sur ce foncier agricole plus de 200 000 mètres carrés d’infrastructures commerciales, « une piste de ski, un complexe aquatique et un parc d’attractions », s’indigne Alain Lennuyeux, président du Collectif pour le triangle de Gonesse. « Pour que ce projet se réalise, l’État et le syndicat des transports d’Île-de-France doivent investir 600 millions d’euros et construire notamment une gare… en plein champ ! » Le colossal centre commercial, inscrit dans le cadre du Grand Paris, devrait coûter 2 milliards d’euros et ouvrir ses portes en 2025, alors que l’ « offre incessante d’espaces supplémentaires laisse planer l’ombre d’une bulle » immobilière dans la région, estime l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU) d’Île-de-France [^2].
À droite, Bruno Beschizza, maire UMP d’Aulnay-sous-Bois et conseiller régional, voit lui aussi EuropaCity d’un mauvais œil. Sa commune, en difficulté depuis la fermeture de l’usine du constructeur automobile PSA, dispose d’un centre de 100 000 mètres carrés, O’Parinor, situé à moins de trois kilomètres du projet. L’édile ne veut pas d’un concurrent qui mettrait son centre commercial en péril. « Ces espaces commerciaux sont une absurdité sans nom ! Les centres-villes sont devenus des déserts commerciaux », s’exclame Marc Nécand, coordinateur du Collectif national de contrôle des centres de marques. Cette association, qui rassemble plusieurs fédérations, notamment celles de l’habillement et de la maroquinerie, soutient le commerce indépendant, victime de la multiplication des centres commerciaux. Il pointe aussi le rôle des « commissions départementales d’aménagement commercial [CDAC], essentiellement constituées d’élus locaux, qui se laissent séduire par les offres des groupes immobiliers ». L’IAU estime lui aussi que « les collectivités locales, qui interviennent au niveau des CDAC pour délivrer les autorisations commerciales et mettre à disposition le foncier via les documents d’urbanisme et les opérations d’aménagement, participent à cette surproduction » de surfaces commerciales. Bernard Loup regrette que « les élus mènent des politiques de concurrence entre territoires et non d’aménagement de ceux-ci » .
Conséquence de cette surenchère éloignée des besoins de la population, « les prix, qu’il s’agisse des valeurs locatives, des valeurs d’actifs et des valeurs foncières, sont de plus en plus déconnectés de leur véritable valeur économique sur le marché », constate l’IAU. Alain Lennuyeux souhaite une autre perspective : « Faire travailler des experts et des professionnels sur un autre projet pour ce territoire, au-delà de la simple préservation de l’activité agricole. » Car la consommation des ménages a évolué vers une « dématérialisation croissante des achats de produits et de services » et, surtout, vers « une alterconsommation » par l’intermédiaire de circuits courts de distribution (Amap, vente à la ferme, paniers, etc.). L’IAU d’Île-de-France le confirme : « De plus en plus de consommateurs désirent s’approvisionner auprès d’entreprises citoyennes. » Des idées promues par Alternatiba, à l’opposé des projets immobiliers prévus pour le triangle de Gonesse.
[^2]: « Surproduction de surfaces commerciales : vers une bulle immobilière ? », note rapide n° 635, décembre 2013, Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France.