Geneviève Fraisse : Un nouveau regard sur le genre
La philosophe Geneviève Fraisse invite à recentrer le combat féministe sur la lutte contre le sexisme au quotidien.
dans l’hebdo N° 1319 Acheter ce numéro
Au lendemain du remaniement ministériel, à la fin du mois d’août, Franck Keller, conseiller municipal UMP à Neuilly-sur-Seine (92), postait un tweet permettant de vérifier son « bon goût » de mâle blanc dominant. Le message, à propos de la nomination de Najat Vallaud-Belkacem comme première femme à la tête du ministère de l’Éducation nationale, posait la question suivante : « Quels atouts Najat Vallaud-Belkacem a utilisés pour convaincre Hollande de la nommer à un grand ministère ? », accompagnée d’une photo de la ministre… en robe courte.
S’il a ensuite retiré ce tweet nauséabond, après la prise de distance de certains dirigeants de droite, Franck Keller a cru bon d’ajouter qu’il voulait critiquer les « compétences » et surtout l’engagement de l’ex-ministre des Droits des femmes en faveur des « ABCD de l’égalité », programme visant à promouvoir l’égalité entre filles et garçons à l’école. Précisant que « les compétences n’ont rien à voir avec le sexe », il s’est défini comme le « relais des inquiétudes du peuple de droite sur l’enseignement à l’école ». Philosophe et féministe, Geneviève Fraisse ne compte certainement pas parmi les opposants aux « ABCD de l’égalité », prompts à dénoncer une prétendue « théorie du genre ». Quoique intitulé les Excès du genre, son bref et vif essai constitue une belle riposte aux attaques contre la nouvelle ministre de l’Éducation. Même si le livre n’a pas été écrit à cette fin, il est une réponse affûtée à ces réactionnaires qui refusent le « postulat de la domination masculine » et pour qui l’expression « théorie du genre » est devenue une étiquette signifiant un « ébranlement anthropologique des certitudes quant à la différence des sexes » … Ridiculisant ceux qui continuent à ne pas vouloir « comprendre le monde à travers sa sexuation », l’auteure salue l’avènement et la reconnaissance de ce « savoir (femmes, sexe, genre) [qui] s’accumule depuis quelques décennies et les institutions scientifiques [qui] y deviennent sensibles ». Toutefois, elle se méfie des « excès » dans l’usage d’un concept qui risque, en poussant sa démarche trop en avant, « d’effacer le sexe, ou les sexes, et les inégalités qui les traversent ». À trop s’appuyer sur les « vieilles dualités anhistoriques » entre nature et culture, la déconstruction de la « fabrication sociale des inégalités », dont est porteur le concept de genre, peut-elle vraiment « produire de la transformation politique et sociale », c’est-à-dire permettre d’avoir « des politiques sûres et efficaces » ? s’interroge la philosophe.
Geneviève Fraisse plaide d’abord pour qu’un « nouveau regard sur le monde permette la reconnaissance, et la représentation, de ce que les sexes font l’histoire, de ce que l’histoire est sexuée ». Démarche originale pour une spécialiste des études de genre, elle s’interroge en fait sur les effets possibles du savoir et des sciences sociales. Selon elle, il ne faut pas se limiter « à montrer comment opère la construction sociale “sexe/genre” et à la déconstruire par la critique », mais plutôt s’attacher au concret de la domination masculine dans la société. Ainsi, le combat féministe doit se porter aujourd’hui fortement sur la lutte contre les images et autres « stéréotypes de genre ». La façon dont ils se reproduisent et même se multiplient, « répétition à l’infini des archétypes des êtres sexués, femmes et hommes, et de leurs qualités respectives, féminin et masculin, comme figés en leur caricature respective ». Geneviève Fraisse surprendra, voire heurtera, certaines de ses collègues, mais il s’agit pour elle de poursuivre le combat contre le sexisme au quotidien. Sexisme qui ne se porte que trop bien aujourd’hui et n’a que faire des batailles conceptuelles, à une époque où, note-t-elle, « je n’ai jamais vu de ma vie autant de patins à roulettes ou de trottinettes roses » … Elle insiste aussi, ayant participé au mouvement féministe pour l’égalité des droits depuis les années 1970, sur le fait qu’il s’agit maintenant de « résoudre l’écart entre la loi et la réalité ». Sans hésiter à saluer in fine les nouveaux modes de revendications où le corps féminin, des Femen aux militantes de La Barbe jusqu’aux Pussy Riots, « peut désormais énoncer des vérités ». Des activismes qui sont « des images signifiantes » offrant aussi « des propositions théoriques ». Et de conclure : « Dire la vérité est souvent perçu comme un excès » !