La Ve République : Une monarchie républicaine

La concentration des pouvoirs entre les mains du seul Président sous la Ve République a profondément perverti notre régime démocratique.

Olivier Doubre  • 11 septembre 2014 abonné·es
La Ve République : Une monarchie républicaine
© Photo : JOEL SAGET / AFP

En 1995, au moment de quitter un palais de l’Élysée qu’il aura occupé plus qu’aucun autre de ses locataires, François Mitterrand aurait prononcé cette petite phrase sur la Ve République : « Ces institutions étaient dangereuses avant moi, elles le resteront après. » On peut bien sûr sourire de cet instant de lucidité – ou de cynisme – de la part de l’auteur du Coup d’État permanent  [^2] à propos de ces institutions qui ont semblé lui aller comme un gant. Mais la formule sonnait d’une certaine façon comme une mise en garde, même si le président socialiste reconnaissait n’avoir pu (ou voulu ?) modifier les fondements d’un régime dont il avait pointé, dès le début des années 1960, les travers. Faiblesse extrême du Parlement, marginalisation du gouvernement par rapport à l’Élysée, François Mitterrand fustigeait surtout une « trahison » du général de Gaulle par rapport à la lettre du texte constitutionnel dans lequel le Président était supposé être un « arbitre » (art. 5). C’est en fait l’introduction de l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, approuvée par les Français lors du référendum de 1962, qui a transformé le régime en véritable monarchie républicaine. Si les plus lointains héritiers du Général ont paru flotter dans des habits trop grands pour eux, la pratique personnelle du pouvoir est restée jusqu’à aujourd’hui la marque du système. Elle a même sans aucun doute été confortée par l’importance croissante de la télévision. Le média de masse favorisant ce rapport direct entre « un homme » et « le peuple », au mépris de tous les corps intermédiaires et du gouvernement lui-même. Jusqu’à la caricature proposée par Nicolas Sarkozy, l’ « hyperprésident » qui traitait son Premier ministre en « collaborateur »

Bien que travaillé par son aile gauche depuis 1991, le Parti socialiste n’a jamais accepté d’inscrire la VIe République dans son projet. Ce qui ne l’empêchait pas d’appeler à des modifications et des évolutions institutionnelles. Parmi celles-ci, la limitation du « recours au vote bloqué » (proposition 46 des 110 propositions du candidat François Mitterrand), constamment promise mais jamais mise en œuvre, comme la plupart des promesses institutionnelles. « Sur les institutions, la tentation à laquelle nous n’avons pas su résister après 1981, fut celle de l’efficacité, expliquait François Hollande, en 2006, dans Devoirs de vérité (Stock). Nous avons découvert que ces institutions protégeaient et que ce n’était pas si désagréable en période de bourrasque électorale. Le syndrome d’une gauche condamnée à ne rester que deux ans au pouvoir était notre hantise. Par rapport aux affres qu’avait vécues Léon Blum en 1936 ou aux dérives de la IVe République, la Ve République n’avait pas que des vices : elle permettait de donner à la gauche la capacité d’agir. » Et même de gouverner contre ses électeurs. La leçon vaut toujours.

Née en 1958, en réaction à ce que de Gaulle appelait « le régime des partis », qui était empêtré dans la crise algérienne, la Ve République a d’abord institué ce lien direct entre le chef de l’État et le peuple par un tour de passe-passe. En effet, l’article 2 proclamait fièrement « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Or, depuis 1962 et la révision constitutionnelle déjà évoquée, ce n’est pas le gouvernement mais le Président qui tire directement sa légitimité exclusive du peuple. Et, une fois élu, il demeure seul, pour cinq ans (jadis sept !), au-dessus de tous les pouvoirs. Sans devoir répondre de ses décisions devant quiconque pendant la durée de son mandat. Et cela, quel que soit son discrédit dans l’opinion et la somme de ses échecs, comme en témoigne la situation actuelle. Critiquable en soi, cette véritable autocratie « républicaine » est appuyée au moins au départ sur la haute figure du général de Gaulle, qui, dans une tradition bonapartiste (pour reprendre la classique typologie des droites de René Rémond), a eu recours à quelques vérifications (plébiscitaires) de la confiance de l’électorat par référendum. Fidèle à ses principes, le fondateur de la Ve République a d’ailleurs immédiatement présenté sa démission lorsque sa proposition de réforme du Sénat fut désavouée par les Français, le 27 avril 1969. Il est vrai que ce désaveu populaire n’était autre que l’onde de choc de Mai 68.

Les successeurs du Général n’ont pas eu ce souci de cohérence, soit qu’ils se soient gardés de consulter les électeurs, soit qu’ils n’aient tenu aucun compte du résultat, comme Jacques Chirac en 2005. Depuis, comme l’écrivaient Arnaud Montebourg et le politologue (et élu régional EELV) Bastien François, dans un livre proposant le texte de la Constitution d’une éventuelle VIe République [^3], « dès lors que le pouvoir suprême s’exerce sans risques et sans contrepoids, l’irresponsabilité politique est érigée en principe ». Ainsi, ce « gouvernement d’un seul, sans le peuple » peut même devenir « contre le peuple »  ! Ce fut le cas en 1997, quand, phénomène unique dans une démocratie, un président de la République, Jacques Chirac, mis en minorité lors d’un scrutin national qu’il avait lui-même sollicité après avoir demandé aux Français de lui accorder « une majorité ressourcée », est demeuré en fonction. Ensuite, en 2002, après le sinistre 21 avril, le Président a été réélu alors que seul un Français sur dix en âge de voter l’avait choisi au premier tour. De même, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen (TCE) de 2005, alors que l’ensemble des partis politiques de gouvernement avaient été mis en minorité… À partir de ces trois exemples, on voit qu’il n’y a « plus désormais en France de lien clair entre l’expression du suffrage et l’exercice du pouvoir ». Non seulement « la totalité des décisions prises par le président de la République en notre nom » jouit d’une véritable « impunité politique », mais l’irresponsabilité, partant du président de la République, « se diffuse du haut vers le bas » à tout le personnel politique.

Mis en scène en outre par des médias avides de personnalisation de la fonction, ce système où tous les pouvoirs sont concentrés dans les mains d’un seul homme condamne les parlementaires au rôle de « godillots », selon l’expression peu amène d’un député du temps du Général. C’est contre cet abaissement de la fonction que s’insurgent aujourd’hui les fameux frondeurs du Parti socialiste. Comme si la crise économique et sociale, le chômage de masse et l’avilissement moral du personnel politique rendaient cette fois vraiment insupportables les impasses du système.

[^2]: Paru chez Plon, en 1964, réédité par Julliard, en 1984

[^3]: La Constitution de la VIe République. Réconcilier les Français avec la démocratie , éd. Odile Jacob, 2005. Voir article suivant.

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