Le jeune Beckett se dévoile
George Craig publie le premier tome de la correspondance de l’auteur de Godot .
dans l’hebdo N° 1317 Acheter ce numéro
C’est avec mille précautions que commence à paraître la correspondance de Samuel Beckett ! Le maître d’œuvre de cette tâche considérable, George Craig, et ses coéquipiers, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, savent trop bien que leur auteur est sacro-saint et qu’il ne faut pas déplaire à l’une des chapelles beckettiennes – universités anglaises et irlandaises, fondations françaises et américaines, éditeurs de divers pays – qui favorisent cette parution. De longues préfaces et un énorme appareil critique multiplient les précisions, les nuances, les mises au point et les remerciements. Ce remarquable travail universitaire est aussi politique (fédérons les gardiens du temple, la famille et les lecteurs, semble dire George Craig, très au courant des dissensions du sérail). Et il ne fait que commencer. Le premier tome réunit les lettres de 1929 à 1940. Trois autres sont en préparation. Toutes les lettres retrouvées n’y figurent pas. On a éliminé, en raison de la masse rassemblée, les petits messages de circonstance.
Les volumes suivants seront sans doute d’une lecture plus immédiate, car liés à la vie d’un auteur en plein succès et aussi en pleine action (car il prit part à la Résistance, ne fut pas seulement le fugitif que l’on sait, cherchant à échapper à tous les regards). Mais ce tome initial est passionnant car il nous révèle un Beckett jeune, cherchant sa voie et sa place, longtemps rejeté par le monde de l’édition. Du théâtre, il n’en écrit pas encore, mais il va en voir, sans aimer beaucoup ce qu’il voit en Irlande et ailleurs. D’ailleurs, il rêve de réaliser des films (on sait qu’il finira par en tourner un avec Buster Keaton âgé, Film, en 1965). Il essaye même d’entrer à Moscou dans l’école de cinéma que dirige Eisenstein – le réalisateur du Cuirassé Potemkine ne répondra jamais à la lettre de cet inconnu ! C’est néanmoins la littérature qui hante Samuel Beckett. Il écrit des poèmes qu’il parvient à publier, mais, à Londres et à New York, pendant deux ans, personne ne veut de son premier récit, Murphy. Dépressif, pas toujours en bonne santé, suivant une psychanalyse, il se dit « minable » et confie à Thomas MacGreevy en 1936 (il a alors 30 ans) : « Je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie à écrire des livres que personne ne lira. »
Personnage discret déjà, très attaché à sa famille, Beckett n’est pas du tout réservé dans sa correspondance. Il s’y montre très affectueux, se soucie beaucoup des autres, manifeste volontiers sa gratitude. Mais, curieusement, il ne se sent pas bien en Irlande. Il a toujours envie de quitter Dublin. Comme il a étudié le français, l’italien et l’allemand, il veut s’installer dans un autre pays européen en tant qu’universitaire. Il préférera finalement la France, où il sera tout de suite soutenu par le milieu intellectuel, mais – fait divers qui ajoute à son sentiment d’incompréhension du monde – sera poignardé dans la rue par un inconnu (sans trop de gravité). Peu de lettres nous parlent de l’amitié de Beckett avec James Joyce. Du moins pas assez. Mais l’on apprend que Joyce lui donne de l’argent pour l’avoir aidé à relire des épreuves et lui fait cadeau d’un vieux manteau et de cinq cravates ! À cette même période, Beckett confie aussi qu’il « boit trop ». Mais oui, cet artiste monacal a un avers tout à fait jovial. L’ensemble de ses lettres, on s’en doute, n’est pas tourné vers l’anecdote mais c’est un dévoilement magnifique, une belle mise à nu, délicate et modeste, d’un des génies du XXe siècle.