« l’Institutrice », de Nadav Lapid : Est-ce Mozart qu’on assassine ?
Dans l’Institutrice , l’Israélien Nadav Lapid dépeint une femme fascinée par un petit garçon poète.
dans l’hebdo N° 1318 Acheter ce numéro
Un homme, vu de dos, assis dans son canapé, regarde la télévision. Nous sommes en Israël. Il s’agit manifestement d’une émission satirique, on entend quelqu’un faire une blague sur Hitler. L’homme (Lior Raz) veut s’adresser à sa femme, l’institutrice, qui se trouve derrière lui. Il se retourne et par ce geste cogne sa main dans la caméra. Outre le rappel au spectateur qu’il s’engage bien dans un spectacle, cet « incident » peut aussi signifier que les personnages sont à l’étroit, butent sur des obstacles pas forcément visibles, manquent d’air. C’est le cas de Nira, l’institutrice (Sarit Larry), fascinée par l’un de ses petits élèves, Yoav (Avi Schnaidman), quand elle découvre que celui-ci profère des poèmes de belle facture.
Ceux-ci viennent à l’enfant par à-coups, comme des surgissements inopinés. Il les énonce, mais c’est comme si quelqu’un d’autre parlait à travers lui. Miracle de la précocité, énigme de la création. Yoav, ou l’enfance de l’art. Nira évoque Mozart à son propos, mais elle est la seule à considérer l’enfant comme un prodige. Sa nounou le trouve un peu « cinglé », voit ses poèmes comme le résultat de caprices ; le père du garçon espère que cela lui passera, car il n’aime pas les « loosers », c’est ainsi qu’il estime ceux qui s’adonnent à la littérature – son propre frère a publié un recueil de poèmes et n’a pas eu d’ambition sociale. Dans l’œil du cinéaste, Yoav n’apparaît pas non plus comme l’être le plus délicat. Il a une opacité peu affable avec ses moues et ses silences renfrognés, et peut même se révéler antipathique, notamment quand il reprend avec un de ses copains de classe les chants crypto-fascistes de tels supporters de football. Mais c’est bien là que réside l’une des dimensions passionnantes du film : la poésie telle que la délivre l’enfant, c’est-à-dire une certaine beauté brute, non apprêtée, ne ressortit pas à l’innocence ou à la pureté, notions toujours problématiques. Peut-être même se nourrit-elle de la vulgarité de la société, celle qui s’offre sans partage par exemple dans les derniers plans du film.
Ce n’est pas ce que pense Nira, pour qui Yoav doit être protégé du monde, avilissant et corrupteur. « Il est poète dans une époque qui hait les poètes », dit-elle. Mais de l’institutrice non plus le film ne propose pas une vision univoque. L’actrice qui l’interprète, d’une beauté changeante, lumineuse ou au contraire inquiétante, s’avère parfaite dans le rôle. En même temps qu’elle désire protéger Yoav, elle l’expose lors d’une soirée poétique où ils sont tous deux ridiculisés. Elle-même apprentie poète, elle participe à un groupe où chacun lit ce qu’il a écrit, soumettant ainsi ses « œuvres » à la critique des autres, dominés pour la plupart par la jalousie. Elle lit les poèmes de Yoav, que par là même elle s’attribue sans vergogne – tout en dénonçant la nounou, actrice à ses heures, qui, elle, s’en sert lorsqu’elle passe un casting. Nira cherche aussi auprès de l’enfant les mystères de sa création, en lui posant toute sorte de questions parfois absurdes, en le sortant sans ménagement de la sieste de l’après-midi, parmi les petits élèves endormis, pour l’interroger sans être dérangée.
Comme avec son précédent et premier long métrage, le Policier (2011), Nadav Lapid propose ici un regard sur les travers de la société israélienne – son abandon au prosaïsme – par le biais d’un personnage qui croit pouvoir y résister. Mais l’institutrice, comme l’anarchiste dans le Policier, ne semble pas aussi bien armée qu’elle l’imagine pour parvenir à ses fins. Nira, et son besoin de pureté, n’est pas un personnage hors du commun, ni même Yoav, et ses épiphanies poétiques, dont les poèmes sont ceux que le cinéaste lui-même a écrits quand il était enfant. C’est aussi ce que suggère l’Institutrice : les héros n’existent pas.