« On a grèvé », de Denis Gheerbrant : La victoire en chantant…
Dans On a grèvé, Denis Gheerbrant filme au jour le jour la lutte de femmes de chambre d’un hôtel Campanile pour la revalorisation de leur travail.
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Les films les plus simples a priori ne sont pas forcément les moins riches. On a grèvé, de Denis Gheerbrant, est de ceux-là, qui suit au jour le jour une grève de femmes de chambre au pied d’un hôtel Campanile. Leurs revendications reposent avant tout sur la contestation de leur mode de rémunération, effectivement scandaleux : payées à la chambre, elles exigent de passer à un revenu à l’heure. Un type de conflit – et d’exploitation – on ne peut plus contemporain : il se déroule dans une activité de services, avec d’un côté un groupe hôtelier dont le propriétaire est un fonds de pension états-unien, de l’autre des femmes, pour la plupart immigrées, maîtrisant mal le français. Une poignée de femmes, noires et arabes, sur un trottoir, avec des calicots CGT ou CNT, distribuant des tracts, attire généralement peu l’attention. Le film leur donne une inédite visibilité. C’est le premier mérite d’ On a grèvé .
Cette visibilité est singulière et appartient au seul cinéma. Denis Gheerbrant filme en immersion au sein du groupe de femmes, et dans la durée – car le conflit s’étend sur plusieurs semaines. Contrairement au reporter de France Inter, Hervé Pochon, que l’on voit pourtant deux fois sur les lieux – ne se bornant donc pas au bref passage dont se contenterait le journalisme d’aujourd’hui –, Gheerbrant devient un témoin familier, qui peut même donner un coup de main à l’occasion. Cette position permet au cinéaste d’être de plain-pied dans l’univers des grévistes. Ce qui apparaît d’abord, c’est la façon dont ces femmes s’encouragent et tiennent bon. Elles chantent et dansent, s’accompagnant avec des percussions de fortune ou en diffusant de la musique africaine à partir d’un téléphone portable, « amplifiée » par le porte-voix du syndicat. Sur ce trottoir anonyme de la banlieue ouest de Paris, submergé par le bruit des voitures qui passent en flot continu, l’écho des rues de Yaoundé ou de Bamako retentit alors. Sans folklorisme, puisque ces pas de danse s’inscrivent dans leur lutte. Ces femmes, qui n’ont fréquenté aucune école, sont aussi habiles à transformer la scansion de slogans revendicatifs pour les reprendre sur des rythmes chaloupés. Et elles ne lésinent pas sur les jeux de mots : « Ce n’est plus Campanile, c’est Campanul. » Denis Gheerbrant interroge plusieurs d’entre elles sur leur quotidien et leur parcours. La difficulté physique du travail, de nombreux enfants – l’une en a dix –, qui font des études dont elles ont à assumer le coût, des boulots peu qualifiés pour leurs maris quand elles en ont un, des difficultés pour se loger, le racisme ordinaire, ce à quoi il faut ajouter l’argent que chacune envoie à sa famille en Afrique. Elles disent que leur exil était plein d’espoir, un peu déçu depuis. Regrettent-elles leur venue en France ?, leur demande le cinéaste. Non.
Une autre singularité d’ On a grèvé tient à la forme du conflit qu’il raconte et à son issue. Aucune solution ne vient de l’extérieur : on constate, par exemple, l’absence d’influence du politique. La députée communiste Jacqueline Fraysse se rend sur les lieux pour soutenir les grévistes et rencontrer les responsables de l’hôtel, sans que cela ait de suites. Au contraire, les grévistes sont très organisées, toutes ont adhéré aux syndicats qui ont pensé avec elles les modalités de leur lutte. Résultat : une solidarité entre ces femmes qui se maintient malgré l’usure. Et à l’arrivée, une victoire. D’où le fait qu’ On a grèvé, à rebours d’autres œuvres sur des luttes actuelles, est porteur d’espoir. D’autant qu’à partir de ce trottoir de banlieue, le film approche les formes du capitalisme financier les plus socialement destructrices. Il y règne aussi, malgré l’âpreté du conflit, où la direction tente toutes les diversions possibles, un air de fête. « Ça fait un mois que je n’ai pas mal au dos », dit l’une des femmes alors qu’il faut reprendre le travail. Quant à Denis Gheerbrant, auteur notamment d’un documentaire sur le Rwanda, Après (2003), il signe ici un très beau film d’encouragement. « Je me réchauffe en filmant », glisse-t-il un jour à l’une des grévistes. Nous, c’est en regardant On a grèvé qu’on se réchauffe.