« Saint Laurent », de Bertrand Bonello : Le parfum d’une époque
Dans Saint Laurent, Bertrand Bonello filme le génie créateur
du grand couturier et son inscription dans la décennie 1966-1976.
dans l’hebdo N° 1320 Acheter ce numéro
«J ’ai créé un monstre, et il faut que je vive avec », confie Saint Laurent, le fameux couturier héros du nouveau film, au titre éponyme, de Bertrand Bonello. Le « monstre » en question, c’est son génie créatif, qui oblige Yves Saint Laurent à ne cesser de produire, à trouver des idées. Et, comme il n’est pas homme à faire fructifier des recettes mais à chercher, il lui faut se renouveler. C’est-à-dire vivre, toujours, avec une ambition démesurée. Saint Laurent montre quel est le prix de cette exigence. D’autant que le couturier n’est pas un être d’une grande solidité et qu’il traverse une période de dérèglement de tous les sens. Cette période, c’est la décennie 1966-1976, que le cinéaste a choisie autant pour l’excellence des collections que propose Saint Laurent alors, que pour l’époque, excessive et sulfureuse, dont Jean-Jacques Schuhl, dans Ingrid Caven, avait déjà ressuscité le parfum. Chez Bonello, Saint Laurent est donc un camé grandiose, dont le caractère introspectif est toujours préservé par un Gaspard Ulliel tout en retenue, tentant de dissoudre dans la drogue et l’alcool son angoisse, entre deux collections audacieuses.
Bertrand Bonello n’a pratiquement filmé qu’en intérieur, de l’atelier au studio de création, des boîtes de nuit aux chambres d’appartement. Il rend ainsi le sentiment d’enfermement d’un petit monde épris de beauté absolue, sans oublier les échappées régulières de Saint Laurent au Maroc, qui n’ont pas été sans influence. Il a été ainsi l’un des premiers créateurs de mode à présenter des modèles inspirés par les cultures d’autres continents. Saint Laurent, film vibrant, loin du biopic illustratif, immerge son spectateur dans ces années grâce aux musiques (très riche bande sonore, comme toujours chez Bonello), aux couleurs, aux costumes aussi bien sûr. Et montre un Saint Laurent dont la création est en phase avec son temps : le pop art, le psychédélisme, la libération des femmes… Dans une séquence frontale à sa manière, l’écran est divisé en deux, avec d’un côté des images d’archives des grands événements historiques (Mai 68, les Black Panthers, le printemps de Prague…) et de l’autre un défilé de modèles de cette période. Une manière de suggérer que, si Yves Saint Laurent vivait dans un monde parallèle à l’histoire en train de se faire, il n’y était pas imperméable. Saint Laurent raconte aussi deux histoires d’amour extraordinaires. La plus passionnelle : celle qu’a connue Yves Saint Laurent avec un dandy, Jacques de Bascher (Louis Garrel, qui s’est fait un look à la Freddy Mercury), charnelle et dangereuse, qui a bouleversé pendant des années le couturier, même après leur rupture et la disparition de Bascher, mort du sida. La plus durable : celle, bien sûr, entre Saint Laurent et Pierre Bergé (Jérémie Renier). Comme on le sait, Pierre Bergé a facilité et même contrôlé le biopic de Jalil Lespert, Yves Saint Laurent, sorti au début de l’année, et s’est opposé à la production du film de Bertrand Bonello. Le rôle que lui fait tenir ce dernier ne se révèle pourtant pas négatif. Non seulement il a été un grand chef d’entreprise de la marque « YSL » – cf. la formidable scène de négociation avec un homme d’affaires américain. Mais il a été un authentique amoureux, protégeant Saint Laurent non seulement pour le garder à lui mais aussi parce que celui-ci en avait besoin.
Plus le film avance, plus l’émotion prend de l’ampleur, la création devenant pour Saint Laurent toujours plus exigeante. Bertrand Bonello a eu aussi cette idée splendide, dans la dernière demi-heure de son film, d’introduire des séquences montrant YSL à la fin de sa vie. La profonde mélancolie de Saint-Laurent y est palpable dans tous les plans. D’autant que le cinéaste a demandé à Helmut Berger d’interpréter ce rôle. Helmut Berger, comédien viscontien, témoin d’une époque décidément révolue.