Secrets de cuisines
Le journaliste Jean-Claude Renard mène une enquête historique et politique sur la gastronomie française.
dans l’hebdo N° 1317 Acheter ce numéro
Àtravers les âges, la table a toujours été un marqueur social. Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que, devant l’assiette, les inégalités ne vont pas en s’arrangeant. C’est, entre autres choses, ce que nous montre notre ami Jean-Claude Renard dans son « enquête sur les petits secrets de la gastronomie française ». Toute une histoire, depuis La Varenne (1618-1678) jusqu’à Cyril Lignac. Autrement dit, depuis l’invention de la grande cuisine aristocratique jusqu’à la cuisine business. Le premier, nous dit l’auteur, est l’homme qui rompt avec le manger du Moyen-Âge : « Il n’empile pas, il assemble. » Le second est lui-même un produit de consommation, habile communicant dont l’arrière-cuisine est un studio de télévision, lointain héritier du truculent Raymond Oliver. Mais, entre les deux, c’est une grande aventure que Renard nous conte… par le menu. On y croise l’histoire, l’économie et des figures légendaires comme Beauvilliers, loué par Brillat-Savarin, ou Méot, que ne dédaignaient pas Robespierre et Danton.
On y parle surtout beaucoup gastronomie. Car l’auteur n’oublie pas que son sujet est le plaisir. Il ne manque jamais, entre deux chiffres, de taquiner les papilles de son lecteur par l’évocation de mets qui ont fait le succès des gloires de la table. On y fait connaissance avec les « mères lyonnaises », dont la célèbre Mère Brazier. Quand la province conteste enfin l’hégémonie de Paris. On y rencontre aussi Fernand Point, le maître de la plupart des grands chefs de l’après-guerre. À sa façon, le livre de Renard est politique. S’il évoque les créateurs, il n’oublie pas la cuisine du pauvre. Celle que l’on servait au XVIIe siècle au « bouillon restaurant ». Celle que l’on goûte dans nos bistrots et qui est parfois excellente. Mais il y a une différence entre la table du riche de jadis et celle d’aujourd’hui. Là où il y avait surtout un écart de qualité, c’est à présent souvent la réputation, le nom, et parfois la « marque », qui font flamber l’addition. Ou, dans le meilleur des cas, le décor, car la beauté a un prix. La gastronomie est devenue un produit de luxe. Les grandes toques sont des hommes d’affaires avisés et mondialisés, comme l’habile Paul Bocuse. Aussi, il arrive que le contenu de l’assiette soit fortement surcoté, quand l’enseigne doit plus à la fréquence des prestations télévisées qu’à l’inventivité. Ou pire encore, quand il n’y a plus de « pilote » dans la cuisine, mais du tout cuit ou du sous-vide. C’est que la télé est passée par là. La pub et la mode aussi. Sans parler des effets pervers des guides, avec leurs toques et leurs étoiles. C’est de tout cela dont nous parle Renard, avec appétit. Son propos est critique mais jamais amer. Ce qui est bien naturel pour un gourmet.