Aline Archimbaud : « Des millions de personnes sont écartées de leurs droits »
Il y a un an, Aline Archimbaud remettait au Premier ministre un rapport parlementaire demandant d’améliorer l’accès aux soins et aux prestations sociales des plus démunis. Depuis, le dossier n’a que peu avancé. Un forum relance le combat.
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En mars 2013, Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre, avait confié à Aline Archimbaud une mission relative à l’accès aux soins des plus démunis et à la lutte contre le non-recours aux droits sociaux. Remis en septembre 2013, le rapport de cette mission en appelait à un « choc de solidarité ». Un an plus tard, à l’occasion de l’organisation du Forum pour l’accès aux droits en Seine-Saint-Denis, Aline Archimbaud dresse un premier bilan.
Que sont devenues les 40 propositions présentées il y a un an dans le rapport parlementaire consacré à l’accès aux soins des plus démunis ?
Aline Archimbaud : Une des propositions a été retenue : la généralisation du tiers payant intégral, c’est-à-dire la dispense de l’avance de frais pour l’ensemble de la médecine de ville, hors dépassement d’honoraires. Marisol Touraine, ministre de la Santé, l’a annoncée pour 2017. Nous attendons aussi les décrets d’application pour la proposition concernant le seuil de déclenchement des indemnités journalières. À part ça, le choc de solidarité préconisé dans mon rapport avance lentement, voire pas du tout. J’ai demandé à rencontrer Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de la Réforme de l’État et de la Simplification, qui a annoncé récemment des simplifications importantes pour la vie des entreprises. C’est sûrement une bonne chose, mais pourquoi ne va-t-on pas aussi vite pour simplifier l’accès à la couverture maladie universelle complémentaire (CMUC), au RSA, etc. ?
Certaines des propositions ne font que demander l’application de lois existantes…
En qualité de parlementaire, je ne peux pas accepter, pas plus que les autres citoyens, que la loi ne s’impose pas. C’est extrêmement grave. Je propose, par exemple, que les services de la Caisse d’allocations familiales (CAF) ouvrent dans le même temps des droits au RSA socle et à la CMUC. Cela concernait 4,5 millions de personnes fin 2012, touchant moins de 716 euros de revenus. Cette simplification consisterait à croiser les fichiers de la CAF et de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), et donc à éviter des situations kafkaïennes. Il faut savoir que 30 % des bénéficiaires du RSA socle n’ont pas fait valoir leurs droits à la CMUC [^2]. En Île-de-France, ils étaient 40 %. Et le non-recours à l’aide à la complémentaire santé atteignait entre 62 % et 73 % fin 2012 !
Qu’est-ce qui ne va pas ?
Dans une république, tous les citoyens sont égaux devant la loi. Pourtant, des millions de personnes sont écartées de leurs droits. C’est un manque de respect choquant des principes républicains ! La montée de partis non républicains, notamment l’extrême droite, ou d’autres formes d’extrémisme est en partie liée à cette perte de repères. Je comprends que des personnes qui attendent depuis des années l’application d’un droit au logement, au transport, à la santé ou à une formation perdent confiance dans la République et ses principes. Je constate que les arbitrages financiers sont effectués au détriment des plus pauvres. Quand les classes moyennes sont en difficulté, les responsables politiques se mobilisent. Pourquoi n’a-t-on pas la même énergie envers les millions de personnes pour lesquelles la loi n’est pas appliquée ?
Pourquoi mettez-vous en cause l’État et certaines institutions ?
Certains services de l’État spéculent discrètement sur le renoncement à faire valoir ces droits, afin de réaliser des économies. En fait, le budget de l’État n’est pas calculé sur la base de 100 % d’accès aux droits. Je peux comprendre qu’on garde une marge d’erreur, mais je ne peux accepter la non-application de lois pourtant au service de l’intérêt général. Dans les 240 auditions que nous avons organisées au Sénat, ce qui m’a frappée, c’est le parcours du combattant que connaissent les citoyens pour remplir leur dossier. Des médiatrices m’ont expliqué qu’elles revoyaient parfois à plusieurs reprises des dossiers de CMUC. Il n’est pas exceptionnel qu’ils contiennent une centaine de pièces, parce que l’on doit justifier de tous les revenus qu’on a reçus, aussi modestes soient-ils, dans les douze derniers mois. Certains ont parfois quatre employeurs, c’est infernal ! Dans les CPAM, les CAF et les centres communaux d’action sociale (CCAS), les personnels sont débordés. Les délais dépassent souvent les deux mois légaux. Normalement, si une personne n’a pas de réponse dans ce laps de temps, ses droits sont supposés acquis. Mais les services n’ont pas le temps d’envoyer un récépissé.
Comment réagit-on face à votre indignation ?
Trop souvent, on laisse entendre que la fraude sociale est le fait de chômeurs ou de précaires truquant leur dossier. Dans le rapport, je donne les chiffres officiels : cette fraude des chômeurs et des précaires représente 0,02 % des déficits de l’assurance maladie. Il y a évidemment un discours idéologique stigmatisant. D’autant plus que les gens sont seuls et ne savent pas à qui s’adresser parce qu’on a supprimé des guichets de proximité.
Peut-on parler d’un recul de l’accès aux droits des plus démunis ?
Les efforts portés par les milieux associatifs, les réseaux de logement, les professionnels du transport et de la santé, les travailleurs sociaux et les élus locaux sont atomisés. Ils doivent longuement négocier pour être reconnus et obtenir des moyens. Leurs initiatives ne sont pas considérées comme des réponses au problème de l’application des lois. Les pouvoirs devraient les aider et les consolider plutôt que de renégocier chaque année leur budget à la baisse.
[^2]: Selon l’Insee et le rapport d’activité du Fonds CMU pour 2009.