Argentine : Le spectre de la délinquance

Dans un pays confronté à une terrible crise sociale, médias et politiques s’emploient à instrumentaliser le thème de l’insécurité. Correspondance à Buenos Aires, Soizic Bonvarlet.

Soizic Bonvarlet  • 16 octobre 2014 abonné·es
Argentine : Le spectre de la délinquance
© Photo : PATRICIO MURPHY / BRAZIL PHOTO PRESS

Il est le principal protagoniste de la nouvelle telenovela suivie par des millions d’Argentins. En quelques jours, « El Motochorro » (« le voleur à moto ») est devenu la star incontestée des médias. Gaston Aguirre, 33 ans, n’en revient pas lui-même des conséquences de son acte, perpétré le 14 août. Ce jour-là, dans le quartier de La Boca, à Buenos Aires, il braque un globe-trotter canadien avec un pistolet chargé. Ce dernier, muni d’une caméra GoPro, filme la scène. La vidéo, postée sur Facebook, est reprise par les médias à partir du 17 septembre et diffusée en boucle sur les chaînes de télévision. Arrêté quelques jours plus tard puis relâché pour vice de procédure, Aguirre est propulsé dès le 23 septembre sur le plateau du canal A24, première prestation en direct suivie d’une longue série. Les tentatives de l’homme pour justifier son geste (il évoque l’anniversaire de son fils et son obligation de voler pour pouvoir lui offrir un cadeau) sont plus que commentées. Un jeu vidéo en ligne a même vu le jour, l’idée des concepteurs étant que le joueur doit échapper au voleur et à la « dure réalité quotidienne de la vie à Buenos Aires ».

La présidente argentine, Cristina Kirchner, est engagée dans un terrible bras de fer avec des fonds spéculatifs américains. L’affaire remonte à la grande crise du début des années 2000, lorsque l’Argentine a été contrainte d’emprunter des sommes colossales sur les marchés. Par la suite, 93 % de ses créanciers ont accepté d’effacer 70 % de leurs créances. Mais les 7 % restants, qualifiés de « fonds vautours », en réclament la totalité. Ce que refuse l’État argentin, qui vient d’être condamné par un tribunal de New York à verser à l’un de ces fonds une indemnisation jugée disproportionnée. Si cette affaire n’a pour l’instant que de faibles conséquences sur une économie encore convalescente, le risque est grand, en cas de paiement, de provoquer un revirement des créanciers. Il en coûterait alors cent milliards de dollars au pays. Avec des conséquences sociales catastrophiques. Le discours sur la délinquance traduit à la fois l’angoisse d’un pays face au spectre d’une nouvelle crise et un évident dérivatif social.

Mais le Motochorro, défini comme « le visage de l’insécurité » en bannière d’une chaîne d’information, est avant tout le prétexte à des débats cathodiques interminables consacrés à la violence urbaine, qui, dans la capitale en particulier, aurait explosé ces dernières années. Un discours que l’on retrouve dans la bouche de beaucoup d’Argentins. La ciudad porteña serait devenue la ville de tous les dangers, et sa réputation de métropole parmi les plus sûres d’Amérique latine un lointain souvenir. De quoi cette insécurité est-elle le nom ? L’augmentation des agressions ne date pas d’hier. Les statistiques produites par le Système national d’information criminelle montrent qu’entre 1985 et 2002 les délits ont connu une croissance exponentielle de 200 à 250 %. Selon les données du sociologue Gabriel Kessler, chercheur à l’université de La Plata, l’Argentine connaît un pic d’insécurité en 2002, puis une accalmie, avec une baisse notable des délits entre 2003 et 2008. « Quoi qu’il en soit, les taux ont toujours été faibles par rapport au reste de l’Amérique latine, surtout en matière d’homicides, l’Argentine ayant un des taux les plus bas de la région. » Pourtant, l’inquiétude augmente. « Nous assistons à un pic de préoccupation », note le sociologue.

Cette montée en puissance de la peur du crime est en partie fondée, Kessler observant que, depuis 2009, les faits de délinquance augmentent de nouveau. « Un tiers de la population des grandes villes a subi un délit au cours des douze derniers mois. » En 2013, 161 personnes ont été tuées à l’entrée ou à l’intérieur de leur domicile lors de vols à Buenos Aires et dans sa périphérie. Des faits qui ont un retentissement considérable et ont parfois conduit la population à des réactions extrêmes. En mars, le pays a connu une vague de lynchages de présumés voleurs, entraînant la mort d’un jeune de 18 ans à Rosario, troisième ville du pays. Si la montée de la violence est réelle, elle n’est pas le seul fait de ceux communément appelés « délinquants ». Au lendemain de ces expéditions punitives, la présidente, Cristina Kirchner, déclarait qu’il fallait à tout prix éviter une « nuit de cristal » argentine, quand Eugenio Zaffaroni, juge à la Cour suprême, dénonçait les conséquences d’ « une campagne des médias stigmatisant les jeunes des quartiers pauvres » .

Le cas du Motochorro est loin d’être isolé. Les chaînes de télévision argentines se repaissent de faits divers, à tel point que ceux-ci semblent devenus leur principal sujet, devant l’économie et la politique. Le 17 septembre, à la Recoleta, quartier cossu de Buenos Aires, deux jeunes filles sont attaquées au burundanga, autre nom de la scopolamine, drogue venue de Colombie, utilisée pour dépouiller des victimes qui, par simple contact tactile, sont étourdies et sans capacité de défense, avant d’oublier ce qui leur est arrivé. Ce phénomène, certes inquiétant, a récemment fait l’objet d’une soirée spéciale. Autre thème monté en bannière sur une chaîne de télé, le 19 septembre : « Touristes en danger. L’insécurité peut-elle avoir un impact sur l’économie argentine ? » La télévision se nourrit à outrance d’images de faits divers, comme celles du Motochorro, grâce à une alliance inédite entre les médias et les réseaux sociaux, qui plus que jamais mettent en évidence ces faits. Ceux-ci ne sont pourtant pas nouveaux, mais ils sont désormais relayés par des vidéos, avec un effet spectaculaire et anxiogène pour la population.

Pilar, chanteuse, vit à Buenos Aires. Si elle ne se dit pas terrassée par la peur, plusieurs personnes de son entourage se sont fait agresser au cours des derniers mois : « Oui, l’insécurité augmente, mais je m’efforce de ne pas y penser. Mon mari regarde le journal télévisé tous les jours et finit par s’angoisser à l’idée de mettre un pied dehors, en particulier la nuit. C’est devenu une peur de tous les instants, je lui ai dit de ne plus allumer la télé. » Julia, étudiante à Buenos Aires, ne cache pas elle non plus son angoisse. « Je vis seule et je viens d’une petite ville à quatre heures de route de la capitale, où il n’arrive jamais rien. Ici, j’ai constamment peur dans la rue, je me retourne dès que je sens quelqu’un marcher derrière moi. Je panique quand une moto rase le trottoir. J’en ai parlé à ma psy, qui pense que j’ai raison d’être prudente mais que je dois arrêter avec les chaînes d’info. » Il n’est cependant pas certain qu’un boycott audiovisuel suffise. Clarín, l’un des principaux quotidiens argentins mais aussi un groupe de presse détenant plusieurs chaînes de télévision, consacre trois rubriques aux faits de criminalité : « Violence sociale », « Insécurité » et « Faits divers », soit pas moins de six pages dans son édition du 2 octobre. À noter que les médias anti-gouvernementaux, dont Clarín fait partie, s’adonnent particulièrement à la description d’une Argentine à feu et à sang, accusant l’État d’être un criminel par omission en ne prenant pas les mesures drastiques nécessaires. Conséquence de l’omniprésence de ce genre de discours, l’insécurité est devenue la principale préoccupation des Argentins, devant l’inflation, l’éducation, la corruption et le chômage, selon plusieurs enquêtes d’opinion. Une inquiétude qui croît de manière exponentielle, et non proportionnelle à la montée de l’insécurité réelle. Pour Gabriel Kessler, dans une société minée par l’insécurité économique chronique, « il existe un effet de recoupement entre plusieurs peurs, peur de la crise, peur du crime, qui se rejoignent dans la peur de tout perdre ». Au-delà des médias, le chercheur note que « le système politique est lui aussi contaminé par la question du crime ». Il existe bel et bien un usage politique de l’insécurité, à des fins en partie électoralistes, car ce thème détourne l’opinion de la question sociale. Le 5 avril dernier, « l’état d’urgence sécuritaire » a été décrété par le gouverneur de la province de Buenos Aires, Daniel Scioli, candidat du Parti justicialiste à l’élection présidentielle d’octobre 2015. Il y a fort à parier que l’insécurité sera le thème majeur de la campagne. Et que, comme avec Gaston Aguirre, les médias mettront dès demain de nouveaux astres en orbite.

Monde
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