Cornelius Castoriadis : L’isolement du visionnaire
François Dosse retrace l’itinéraire mouvementé de Cornelius Castoriadis, philosophe révolutionnaire et psychanalyste.
dans l’hebdo N° 1323 Acheter ce numéro
En 2007, lors de la publication d’une anthologie des textes de Socialisme ou barbarie [^2], revue du groupe politique éponyme fondée par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, l’un de ses anciens adhérents, Daniel Blanchard, écrivait en introduction : « Pour qui a participé au groupe Socialisme ou barbarie à un moment quelconque de son histoire longue de près de vingt ans (de 1949 à 1967), le voir aujourd’hui, ici ou là, qualifier de “légendaire”, de “fameux” ou de “mythique” suscite un sentiment d’ironique étrangeté. L’ironie tient à ce que, tout au long de son existence, ce groupe – et la revue du même nom dont il a publié quarante numéros – est demeuré invisible ou quasiment : et voilà qu’une fois mort il devient mythique ! » Nouvelle ironie, l’appréciation peut fort bien s’appliquer à celui qui fut tout au long de l’existence du groupe sa principale tête pensante, son financeur, son animateur, sa figure majeure : Cornelius Castoriadis. Si les philosophes Claude Lefort et Jean-François Lyotard, le sémiologue Gérard Genette et même Daniel Mothé (« l’ouvrier de chez Renault » du groupe), qui, au contact de ces grands intellectuels, deviendra sociologue du travail, sont tous célèbres, le nom de Castoriadis l’est beaucoup moins. Ce que souligne d’emblée François Dosse, auteur de cette toute première biographie : « Reconnu par des sommités intellectuelles en général peu prolixes en compliments, de Pierre Vidal-Naquet à André Green, d’Octavio Paz à Edgar Morin, Castoriadis reste peu connu du grand public. »
Né en 1922 à Istanbul, de nationalité grecque, Cornelius Castoriadis grandit à Athènes. Étudiant en droit et en sciences politiques et économiques, mais aussi féru de littérature et de philosophie, il impressionne très jeune par sa culture encyclopédique. Dès avant sa majorité, il s’engage en politique, d’abord aux côtés des communistes, pourchassés par les sbires du régime dictatorial philo-hitlérien de Metaxás, puis par les occupants nazis, mais rejoint rapidement les rangs de la IVe Internationale (trotskiste). Ce choix, ultra-minoritaire à l’époque, se justifie par son observation des méthodes staliniennes du PC grec, qui, dirigeant de façon hégémonique la Résistance, n’hésite pas à liquider physiquement tout coupable de dérive idéologique. Il y échappe lui-même de peu : convoqué avec un de ses amis par un dirigeant du parti, il préfère se rendre à un rendez-vous galant, tandis que son camarade était liquidé sur une colline surplombant Athènes. Tout comme il évitera miraculeusement deux arrestations par la Gestapo…
La guerre civile fait rage en Grèce, dès la fin de l’occupation allemande, entre les communistes et les autres forces politiques, des socialistes jusqu’à l’extrême droite, dans un pays désormais sous occupation britannique, Staline l’ayant concédé à Yalta au bloc occidental en échange de la Roumanie et de la Bulgarie. Comme Orwell en Catalogne quelques années plus tôt, Castoriadis ne se fait aucune illusion sur le stalinisme et le « camp socialiste » quand, recherché par la police et par les communistes, il s’embarque pour la France, bénéficiaire d’une bourse octroyée par l’École française d’Athènes, avec d’autres artistes, musiciens, sculpteurs et les futurs philosophes Kostas Axelos et Yannis Papandreou. À Paris, Castoriadis poursuit ses études et prend naturellement contact avec la section française de la IVe Internationale, alors le Parti communiste internationaliste (PCI). Il y rencontre un brillant élève de Merleau-Ponty : Claude Lefort. Très vite, tous deux refusent l’analyse, énoncée par Trotski dans les années 1930 et qui a cours au PCI, d’une Union soviétique censée être un « État ouvrier dégénéré ». Rompant avec le PCI, ils fondent en 1949 un petit groupe fort d’une quinzaine de membres, Socialisme ou barbarie, qui va prêcher quasiment dans le désert durant sa première dizaine d’années d’existence mais sera sans doute le premier à avoir compris le rôle de la bureaucratie au sein des régimes du bloc de l’Est. Devenu économiste à l’OCDE, Castoriadis organise, finance et dirige largement du point de vue intellectuel le groupe et sa revue, toujours sous de nombreux pseudonymes, vieille tradition trotskiste de la clandestinité et nécessité du fait de son emploi et de sa qualité d’étranger militant dans la France des années 1950. Ce qui fait dire à François Dosse que « beaucoup de gens ont lu Castoriadis sans le savoir » : Chaulieu, Cardan, Barjot, Coudray sont quelques-uns de ses noms d’emprunt les plus réguliers dans cette revue qui gagne peu à peu en influence, surtout parmi les intellectuels et les étudiants. À partir de son analyse de la bureaucratie, première critique visionnaire de gauche du « socialisme réel », largement validée lors de l’insurrection de Budapest en 1956, lancée par des conseils ouvriers, il remet en cause certains postulats du marxisme, notamment la sacro-sainte étatisation des moyens de production. Pour lui, celle-ci ne permet pas l’émancipation des travailleurs : une société socialiste doit favoriser « la gestion ouvrière » par « la suppression de la division entre une classe de dirigeants et une classe d’exécutants ». C’est bien là l’échec des régimes dits socialistes. Et Castoriadis d’en tirer la notion « qui sera le creuset de sa philosophie, celle de l’autonomie, qui présuppose la capacité des acteurs sociaux de s’autogérer et que le socialisme doit développer ». Après plus de deux ans de recherches au sein de volumineuses archives et d’entretiens avec ses anciens camarades, collègues et amis, François Dosse souligne, pour Politis, le regain d’intérêt pour Castoriadis aujourd’hui et le legs important de sa pensée pour la gauche. Car la conquête de l’autonomie par les acteurs, ferment d’une société vraiment démocratique, « est à mener dans l’espace public mais aussi dans l’entreprise : au lieu de la collectivisation des moyens de production chère à Marx, Castoriadis appelle à une socialisation des fonctions de direction ». Sa pensée – alors « intempestive » – en vue de « la réalisation d’une société autonome », s’éloignant de Marx pour se tourner de plus en plus vers Freud (il deviend psychanalyste au milieu des années 1970), propose ainsi des pistes pour que « chaque citoyen, chaque travailleur soit en mesure de décider des orientations de la société et de son entreprise » .
Isolé en son temps, le philosophe peut à juste titre apparaître comme visionnaire à notre époque de perte de pouvoir des États, ayant pensé le plus loin « l’articulation entre le sujet et la structure, l’individuel et le collectif, établissant une corrélation majeure entre le socius et l’individu », selon son biographe. Les travailleurs pourraient même s’exclamer, dans un sens fort différent de celui de Manuel Valls, « j’aime l’entreprise », en considérant celle-ci comme « le milieu organique dans lequel il faut recommencer par instaurer la démocratie » ! Véritable « terrain fécond d’une démocratie directe, comme le furent en leur temps les cités antiques », l’entreprise serait ainsi appelée à être le premier espace de conquêtes. Sans tout attendre de l’État pour lutter contre les inégalités.
[^2]: Socialisme ou barbarie. Anthologie, éd. Acratie, 2007.