Jihad : « Tous les humains finiront en enfer… »
Un centre de prévention vient en aide aux familles de jeunes qui rejoignent la Syrie. Sa fondatrice, Dounia Bouzar, témoigne.
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Dans un café, à Paris. Dounia Bouzar est installée entre l’ordinateur qu’elle a mis à charger et une tasse de cappuccino. Son téléphone ne cesse de vibrer sur la table. « Une mère vient de m’appeler. Son fils est sur le départ. Ils habitent Marseille. Il a une arme dans un sac. Une voiture l’attend en bas de chez eux », lâche-t-elle rapidement. La fondatrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) ^2 a commencé comme éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Pour elle, les jeunes qui partent en Syrie relèvent d’abord de l’enfance en danger.
« Une “équipe physique” l’attend en bas de chez lui », précise Dounia Bouzar au chef de police qui tente d’intervenir à Marseille. Problème : le jeune est majeur. Impossible de le bloquer à la frontière. « Dans ces cas-là, les forces de sécurité tentent de l’intercepter, de lui parler… De retarder son départ. » La première demande des parents, c’est : « Empêchez-les de partir ! » Le fait que les jeunes soient repérés, fichés, leur importe peu. « Leur priorité, c’est de protéger leur enfant. » Dounia Bouzar se félicite de certaines mesures du plan Cazeneuve, comme la création d’un numéro Vert [^3], qui était une demande des parents, et le rétablissement de l’autorisation de sortie du territoire pour les mineurs, supprimée en 2012. « Mais cette mesure est récente, combien sont partis avant ? Et comment fait-on pour les majeurs ? » Et sur le reste de la loi, les dérives possibles « à la Patriot Act » ? « Tant que Marine Le Pen n’est pas au pouvoir… », souffle cette anthropologue.
Quels signaux d’alerte ?
Le CPDSI a trois missions : prévenir les discours sectaires, suivre les familles et les processus de désendoctrinement, et faire de l’appui aux professionnels : police, agents de préfecture, travailleurs sociaux. Via la plateforme que constitue le numéro Vert, le centre travaille avec la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) et le Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD). Le CPDSI détaille les signaux d’alerte qui peuvent servir à repérer une dérive sectaire : ruptures sociales, désaffiliation, effacement de l’identité individuelle, grille de lecture paranoïaque… Des indicateurs de prévention auxquels il a formé, avec d’autres associations, les écoutants du numéro Vert ainsi que trois cents agents de préfecture et des travailleurs sociaux. Aucun des jeunes des familles suivies par le CPDSI ne se sent victime d’un embrigadement. Ils se pensent en processus de « libération ». Quand ils composent le numéro Vert, les appelants peuvent rester anonymes ou demander une intervention. C’est là que le bât blesse. Quels moyens mis en œuvre ? Avec quelles équipes ? À la Miviludes, ils sont quinze, reçoivent les familles, mais n’interviennent pas sur le terrain. Le CPDSI compte trois permanents et des bénévoles.
Les filles suivies par le CPDSI ne partiraient pas en Syrie « faire le jihad », mais pour des raisons « humanitaires ». Beaucoup sont issues de la classe moyenne humaniste. Elles veulent devenir infirmière, travailleuse sociale ou médecin. Sur Internet, elles trouvent assez vite des discours qui leur disent : « Ne sois pas égoïste, la fin du monde est proche. Si tu pars en Syrie, tu sauveras 70 personnes, dont ta famille. » Elles se croient « élues ». Comme Adèle, dont la lettre introduit Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer, ouvrage que Dounia Bouzar publie le 9 octobre [^4] :
« Mamaman à moi, […]
C’est parce que je t’aime que je suis partie.
Quand tu liras ces lignes, je serai loin.
Je serai sur la Terre Promise, le Sham, en sécurité. […]
J’ai eu accès à la Vérité.
J’ai été choisie et j’ai été guidée. […]
On a laissé trop de misère, on a laissé trop d’injustices…
La Palestine, la Birmanie, la Centrafrique…
Et tous les humains vont finir en enfer.
Sauf ceux qui ont combattu avec le dernier imam au Sham… »
Adèle est une ado sérieuse qui vient d’avoir 15 ans. Un jour, elle ne rentre pas du lycée. Sa mère et sa sœur s’inquiètent. En rangeant sa chambre, elles trouvent ce texte, coincé dans un livre. Elle n’est pas musulmane. Ses parents sont athées. Ils portent plainte pour kidnapping. La police leur répond qu’Adèle est partie de son plein gré, qu’une circulaire du 20 novembre 2012 autorise les mineurs à quitter le territoire sans autorisation (ce qui n’est plus possible depuis). Pour la police, c’est une fugue. Les parents peuvent porter plainte pour « disparition inquiétante ». La sœur d’Adèle lui découvre un deuxième profil Facebook, où la jeune fille porte un niqab et un nouveau nom : « Oum Hawwa », « Ève » en arabe. Les visuels sur la page montrent des enfants blessés ou morts, des familles palestiniennes sous les ruines. Quelque part sur l’écran, figure le drapeau d’Al-Qaïda. Dounia Bouzar explique : « L’islam annonce que la fin du monde se réalisera sur la “terre du Sham”, qui correspond à la région appelée Levant en français. Elle englobe la Syrie, mais aussi le Liban, la Jordanie, la Palestine et une partie de l’Irak, voire de la Turquie pour certains. Du point de vue des intégristes, les massacres commis par Bachar Al-Assad sont “le signe” que cette prophétie apocalyptique mondiale se réalise maintenant. »
Les massacres en Syrie viennent servir d’élément déclencheur aux recruteurs invitant les jeunes à les rejoindre sur « la terre du Sham ». « Les discours d’endoctrinement ont changé, reprend Dounia Bouzar entre deux vibrations de son téléphone. Les jihadistes se battaient sur un terrain virtuel. Désormais, ils défendent un territoire réel. » Sur les vidéos d’Omar Omsen, chef de la section francophone, l’imagerie serait passée d’un environnement rappelant l’univers fantastique du jeu vidéo Assassin’s Creed à une silhouette de soldat plantant un drapeau. Al-Nosra est une filière d’Al-Qaïda, apprend le juge Talérand aux parents d’Adèle dans Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer. « Moins sanguinaire », précise-t-il : « Leurs vidéos rappellent les procédés d’endoctrinement des anciennes sectes. Ils mélangent le faux et le vrai dans chaque phrase et persuadent les jeunes que le monde n’est que mensonges et complot contre les plus faibles. Une vidéo en appelle une autre et, progressivement, les jeunes en viennent à rejeter le monde réel. »
« Je peux porter le niqab »
Familles athées, classes moyennes ou supérieures. Quelques familles juives et chrétiennes, très peu de musulmans. Âge des jeunes concernés : 14 à 28 ans, avec une majorité entre 16 et 23 ans. Certains passeraient de la préparation d’un BTS ou du concours de médecine à Al-Nosra en moins de deux mois. Arrivées sur place, les jeunes endoctrinées découvrent des corps décapités. « Souvent, elles se désendoctrinent d’elles-mêmes, remarque Dounia Bouzar. Seulement, elles sont séquestrées, on les marie… Elles ne parviennent pas à regagner la frontière vivantes. » Cette frontière entre la Turquie et la Syrie où nombre de familles se rendent pour tenter de rejoindre leurs enfants ou de les faire sortir. Car les familles restent en contact. Le chef d’Al-Nosra francophone serait le seul à accepter que ses recrues appellent leurs parents. Parmi les messages que les jeunes filles envoient à leur arrivée, il y en aurait un récurrent : « Enfin je peux porter le niqab comme je veux. » « On sent un soulagement », commente Dounia Bouzar, qui soupire : « Le niqab n’a rien de musulman. »
Se mettre subitement à porter le voile intégral pourrait compter comme signal d’alerte, avec les comportements alimentaires : certains jeunes redoutent brutalement de trouver du porc partout, même dans les yaourts. « On fait croire aux jeunes filles que le niqab est un signe de supériorité civilisationnelle », ajoute la présidente du CPDSI en montrant sur son écran une infographie qui part du singe pour arriver au niqab. Des jeunes filles le passent en sortant de chez elles, comme d’autres une minijupe ou un blouson noir. Et le retirent en arrivant à l’école. Certains établissements de Marseille leur réserveraient une salle pour se changer, comme un sas. Parmi les nouvelles converties qui « cherchent une bulle sous le drap noir », beaucoup auraient connu un deuil récent. Problème : la revendication religieuse affichée par les adolescents vient brouiller les indicateurs habituels. Parents, éducateurs, travailleurs sociaux ou juges pour enfants n’appliqueraient pas les mêmes critères de repérage aux enfants « présumés » musulmans. « Beaucoup pensent bien faire, assure Dounia Bouzar. Ils se disent tolérants, ouverts d’esprit. Le problème, c’est qu’ils imaginent comme étant des comportements religieux ce qui relève d’une dérive. Les représentations négatives liées à l’islam mènent au laxisme. Il faudrait appliquer les mêmes indicateurs à tout le monde. »
« Nous sommes face à un phénomène nouveau, de par son ampleur, sa rapidité et le fait qu’il concerne des adolescents très jeunes exprimant une volonté de rupture très forte », estime Serge Blisko, président de la Miviludes. Depuis quelques années, des familles signalent à cette institution des changements de comportement chez des adolescents qui deviennent musulmans ou se radicalisent dans leur pratique religieuse. Ce sont à 70 % des filles. « En 2010-2011, il s’agissait pour ces jeunes d’aller soutenir les rebelles syriens. Depuis 2012 et les massacres perpétrés par Bachar Al-Assad, s’est opérée une sorte de seconde radicalisation, ajoute Serge Blisko. Au début de l’année, on ne parlait que de 300 jeunes. Ce chiffre aurait plus que doublé. Que fait-on quand des jeunes laissent tout tomber et peuvent mettre leur vie en danger et leur famille dans l’angoisse au nom du jihad ? Quand on voit une jeune Normande fille d’instituteurs laïques se voiler et parler de départ, où est la question de l’identité ? »
« La mort, c’est notre objectif »
Les garçons suivis par le CPDSI n’ont pas le même profil. Plus « psy », ils chercheraient une « communauté fraternelle, virile ». Souvent, ils ont essayé de rejoindre la police ou l’armée. Ils veulent l’aventure, le risque, se trouver un rôle et des limites. Ils rencontrent Dieu ou se prennent pour lui. Entre Lancelot et Call of Duty – chevalier héroïque ou soldat –, pour typer les profils. Emblème : le lion. Quand les filles seraient plutôt du côté de « Mère Teresa » ou de la « rose au fusil ». Les garçons disent ne pas se sentir de place et certains souffrent d’une absence de père. Face à un défaut d’appartenance, le discours radical représente un espace de substitution, d’abord virtuel, puis réel. Ce que confirme David Thomson, journaliste à RFI qui a publié les Français djihadistes en février [^5]. Soit les témoignages de dix-huit « apprentis jihadistes » qui se sont confiés à lui. Parmi eux, « neuf convertis du christianisme, “Français de souche et d’origine subsaharienne”. Les autres sont français de culture musulmane, mais aucun n’a reçu son orthodoxie religieuse de ses parents, bien souvent désemparés. Leur pratique de l’islam est presque toujours très récente. Certains ont rejoint des mouvements jihadistes à l’étranger trois mois seulement après leur conversion ». Beaucoup avaient un travail et une famille aimante avant leur départ, observe le journaliste. Sauf deux presque quadras, les âges oscillent entre 17 et 28 ans. La plupart vivaient en banlieue. « Aucun n’a découvert l’islam jihadiste dans les mosquées ou en prison. Leur seul dénominateur commun est Internet et la culture des réseaux sociaux. » Dix ont rejoint Jabhat Al-Nosra (Al-Qaïda au Levant) ou la faction rivale : l’État islamique.
À partir d’entretiens enregistrés dans la transparence, David Thomson réécrit l’histoire de ces jeunes, leurs conversations avec leurs parents, leur révolte contre l’islam de France, l’identité qu’ils trouvent dans l’islam jihadiste, leur obsession pour la terre du Sham, leur envie de devenir des « Véridiques », les seuls à pouvoir accéder au paradis après l’apocalypse. David Thomson raconte le départ de Yassine, prothésiste dentaire, marié à une « 100 % française », qui se forme progressivement au jihad sur Internet. « Arrivé en Syrie en juillet 2013, il s’est choisi le nom de guerre de Seifallah (le sabre d’Allah). Et, comme ses deux amis morts en Afghanistan, il a confié aux autres combattants les numéros de téléphone de ses proches. Ils seront contactés au moment de sa mort. » Au décès de ses amis, il les a enviés, raconte-t-il au journaliste : « Nous, on aime la mort autant que les mécréants aiment la vie. […] La mort, c’est notre objectif. »
Ne plus parler d’islam
Les jeunes qui rentrent de Syrie sont perçus comme une menace. Qu’ont-ils l’intention de faire en France ? Il y aurait peu de femmes engagées dans des combats : celles que l’on voit armées seraient entraînées à se défendre. Mais, au retour, sont-elles victimes ou complices pour les autorités ? Pour les filles, on parle plus facilement d’emprise mentale, quand elles sont mineures. Pour les garçons, le débat public glisserait d’« endoctrinement » à « embrigadement » assez facilement, puis à « jihadistes ». Ce qui est une manière de valider la thèse des intégristes et le lien avec l’islam, dénonce le CPDSI. Les mères du centre ont mis longtemps à ne plus parler de conversion et d’islam mais d’endoctrinement et de mafia.
Le lancement de ce centre est symptomatique d’une évolution pour Dounia Bouzar. « Mon livre Désamorcer l’islam radical [^6] est sorti en janvier. Le centre a été créé en février. En mars, 40 familles nous avaient contactés, 70 en avril, 122 aujourd’hui. » « Il s’est passé un petit miracle administratif, reconnaît Serge Blisko. Devant la montée du phénomène, tout le monde a décidé de travailler ensemble : institutions, associations, agents de police et de préfecture, psychiatres et psychologues spécialistes de l’emprise, spécialistes de l’islam et de l’adolescence, etc. » Les familles qui contactent le CPDSI ne sont pas forcément représentatives de toutes celles dont les enfants partent en Syrie. Combien ont peur ? Préfèrent se taire ? Les représentations négatives liées à l’islam jouent contre elles. Longtemps jugée avec méfiance, Dounia Bouzar dit ne pas avoir peur dans la rue. « Je suis musulmane, je n’attaque pas l’islam. Ma démarche consiste aussi à libérer notre religion. » Le CPDSI est une structure avec des équipes mobiles qui interviennent au cas par cas. S’il avait un lieu, il pourrait subir des attaques, des radicaux comme des fascistes. Les méthodes de désendoctrinement ? Difficile d’en parler. « “Ils” ont toujours un temps d’avance, rappelle la présidente, prudente. Ce qu’on peut dire, c’est que les discours de raison et de connaissance ne fonctionnent pas. Il faut miser sur l’affect. » La méthode du centre, expérimentale, repose sur une approche adaptée à chaque famille et sur la confrontation des expériences. « Les parents culpabilisent beaucoup. Ils cherchent ce qui a pu se passer chez eux. Quand ils rencontrent d’autres familles, ils réalisent que c’est un processus extérieur qui a frappé leur enfant. »
Un processus redoutable. Et bien décrit sur le site du centre, qui a décortiqué nombre de vidéos et de pages Facebook sous le titre : « Endoctrinement, mode d’emploi ». À partir des données recueillies auprès de 55 familles, Dounia Bouzar et Christophe Caupenne ont publié un « rapport de recherche sur l’embrigadement des mineurs et jeunes majeurs dans le terrorisme ». Tous les jeunes cités avaient regardé les vidéos d’Omar Omsen et seraient partis rejoindre sa « Katiba », dont les membres sont appelés « les Véridiques ». Les vidéos anticipent d’ailleurs les discours de prévention avec des messages du type : « On dira de vous que vous vous êtes égarés loin de l’enseignement de l’islam. » « On dira de vous que vous êtes endoctrinés. » Une des pierres angulaires de l’endoctrinement ? L’impunité d’Israël, insiste Dounia Bouzar : « L’impuissance internationale viendrait valider toutes les thèses complotistes. Les jeunes qui partent en Syrie sont convaincus qu’ils vont sauver la Palestine. » Dans son livre, elle raconte comment le centre accompagne Karima : son ex-mari a emmené leurs deux fils à Alep. Le petit pleurait au téléphone. Il suppliait qu’on le laisse rendre visite à sa maman. Celle-ci lui a fait envoyer un certificat médical pour une opération en urgence. « Tu te crois en colonie de vacances, ici ? », lui aurait jeté l’émir sur place. L’enfant lui aurait répondu cette parole du Prophète : « Le paradis est aux pieds de ma mère. » Du coup, l’émir l’aurait menacé de l’envoyer au paradis rapidement. Karima voulait partir les rejoindre. Le groupe de parole du CPDSI l’en a dissuadée. Ils seraient un millier de Français dans les rangs d’Al-Nosra.
[^2]: www.cpdsi.fr
[^3]: Numéro Vert : 0 800 005 696.
[^4]: Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer , Dounia Bouzar, éditions de l’Atelier, 160 p., 16 euros.
[^5]: Les Français jihadistes , David Thomson, Les Arènes, 230 p., 18 euros.
[^6]: Désamorcer l’islam radical. Ces dérives sectaires qui défigurent l’islam , Dounia Bouzar, éditions de l’Atelier, 2014 .