La difficile succession de « Pepe » Mujica
La gauche uruguayenne mène une bataille plus dure que prévu pour assurer la victoire de l’héritier politique du populaire président sortant.
[Reportage à Montevideo de Jean-Baptiste Mouttet]
Des militants s’activent à plier des tracts , dans le fond de la vaste salle s’entassent sur deux mètres de hauteur des affiches. La tension monte au siège du Mouvement de participation populaire (MPP), le groupe politique de l’actuel président José Mujica, mouvement de la coalition du Front large (Frente Amplio). Dans quelques jours, le 26 octobre, les Uruguayens sont appelés à élire un nouveau président qui aura la lourde tâche de prendre la suite du populaire « Pepe », le chef d’Etat qui par son mode de vie et son histoire, a attiré les projecteurs du monde entier sur ce petit pays 3 millions et demi d’habitants depuis le début de son mandat en 2010.
L’ancien guérillero Tupamaros, qui a payé de plus de 13 ans d’enfermement, dont deux au fond d’un puits, sa résistance à la dictature (1973-85), ne peut se représenter. La constitution uruguayenne interdit deux élections consécutives. A Tabaré Vázquez, déjà président de mars 2005 à mars 2010, de défendre les chances du Front large face à six candidats. La victoire n’est pas aisée contre les deux partis de droite dits « traditionnels ». A en croire les sondages de la semaine dernière qui le créditent entre 41 et 44%, l’ancien chef d’Etat devra disputer un second tour contre Luis Lacalle Pou, du Parti national (ou partido blanco) crédité entre 28 et 30%. Celui-ci est le fils de l’ex-président Luis Alberto Lacalle (1990-95) connu pour avoir multiplié les privatisations.
Lui-même est talonné par Pedro Bordaberry du Parti Colorado (entre 13 et 15%). Un autre « fils de », cette fois du dictateur Juan Maria Bordaberry. Le candidat a pris soin de gommer son nom des affiches électorales estampillées « Pedro President » , et rêve de créer la surprise dans un scénario à la brésilienne. Aucun doute que dans l’éventualité d’un second tour les voix du Colorado iront à Lacalle Pou. Le Front large risque aussi de perdre sa majorité au Parlement.
«Je suis certain que nous allons gagner » , assure pourtant Evaristo Coedo du MPP, tout en montrant les photos d’anciens dirigeants Tupamaros qui trônent à côté des cadeaux des chefs d’Etat étrangers à José Mujica. « Comment perdre avec le bilan que nous avons ? » L’économie affiche en effet une bonne santé avec une croissance en 2013 de 4,4% malgré une inflation de 8,6%. Si les Uruguayens se plaignent du « coût de la vie », la pauvreté a par contre chuté : 11,5% de la population était sous le seuil de pauvreté en 2013, contre 20,9% en 2009. José Mujica a poursuivi la politique sociale de son prédécesseur, qui ne peut être qualifié de révolutionnaire, Tabaré Vazquez. La plus emblématique des mesures qu’il a lancée a été le Plan Juntos (Plan ensemble) en 2010, qui vise à assurer un logement pour tous. José Mujica y consacre 87% de son salaire.
Rafael Michelini, vice-président du Front large, ne croit pas non plus aux sondages: « La droite affronte aussi un mouvement social. » Dans cette dernière ligne droite, la vaste coalition de gauche a montré ses muscles et s’est mobilisée. Jeudi dernier des milliers de jeunes, 35.000 selon les organisateurs, sont descendus dans les rues de Montevideo pour protester contre la « baja », la baisse de l’âge pénal de 18 à 16 ans, proposée par référendum par Pedro Bordaberry et l’ex-président Luis Alberto Lacalle. Avec des colibris multicolores à la main ou accrochés à leurs vêtements, sous les drapeaux du Front large, ils manifestaient jeudi dernier contre ce plébiscite qui sera voté le même jour que les élections.
Un mandat marqué par des avancées sociétales
Dans les rangs des manifestants , aucune critique ne vient fissurer l’image de José Mujica. Quelques drapeaux arc-en-ciel rappellent la légalisation du mariage dit « égalitaire » , c’est-à-dire ouvert à tous quel que soit le sexe, en 2013. Une odeur de marijuana évoque la dépénalisation du cannabis la même année. Le cannabis peut être vendu en pharmacie, cultivé par les particuliers chez eux ou dans des clubs en certaine quantité. Par cette loi l’Etat compte réguler le marché afin de lutter contre le narcotrafic.
Le mandat de José Mujica est marqué par ces avancées sociétales. L’Uruguay est un des rares pays d’Amérique latine (avec Cuba, Guyana, Puerto Rico et l’Etat de Mexico) à avoir autorisé l’avortement (2012). Le pays, laïc, a l’habitude d’être en pointe : la peine de mort a été abolie en 1907, le divorce par la seule volonté de la femme est possible depuis 1913, et le droit de vote des femmes a été introduit en 1927.
Les trois importantes réformes sociétales adoptées sous le mandat de José Mujica n’ont pu l’être que grâce à la majorité parlementaire dont jouit le Front large. Créée en 1971, cette coalition unissant d’anciens Tupamaros à des communistes ou des membres de la gauche chrétienne est disciplinée. « Quand un député n’est pas d’accord avec une loi, il fait généralement voter son suppléant » , note la politologue uruguayenne Rosario Queirolo. Tabaré Vázquez, lors de son mandat, avait opposé son veto à une première loi sur l’avortement. Ce droit a tout de même été validé lors du mandat suivant. Le médecin a assuré qu’il ne reviendrait pas sur les trois réformes si jamais il était élu. Il ne se dispense pas pour autant de quelques commentaires sur la vente de cannabis en pharmacie qu’il juge « incroyable » et ajoute que l’impact de cette loi sur la société « sera très surveillé » .
Venu du parti socialiste, dont il s’est éloigné sans avoir complètement coupé toute relation, il a du mal à convaincre son aile gauche. « Je voterai pour le Front Large bien sûr, mais Tabaré Vázquez, c’est pas la même chose. José Mujica vient d’en bas, il connaît la pauvreté. J’ai peur qu’il n’y ait plus de président comme lui » , observe Guzman Perez, un étudiant assis sur les marches de sa faculté, alors qu’il sirote son maté. José Mujica, qui aime rappeler qu’il était le premier parlementaire à ne pas porter de cravate et vit encore dans sa « chacra » (ferme), une petite maison de moins de 50 m² dans la banlieue de Montevideo, a un style de vie qui divise les Uruguayens. « Il ne représente pas sa fonction. Sa façon de s’exprimer, son vocabulaire me gêne » , assure d’un ton entendu Carlos Dolmos, commerçant, depuis un centre commercial huppé de la capitale.
« Le marketing » Lacalle Pou
C’est justement sur le « style » que joue Luis Lacalle Pou, le principal opposant de Tabaré Vázquez : « En rien il n’ a de nouvelles propositions. Il évite le débat idéologique tout en se définissant libéral et conservateur comme son père » , commente l’historien et politologue Gerardo Caetano. « La nouveauté est dans la communication, le marketing. José Mujica avait transgressé les codes, d’une autre manière Lacalle Pou aussi. » A 41 ans, Luis Lacalle Pou se présente comme décontracté, fier de faire la « bandera » (le «drapeau »), c’est-à-dire se mettre complètement à l’horizontale par la seule force de ses bras en appui sur un poteau, dans un de ses spots de campagne. Tous les moyens sont bons pour faire remarquer l’âge avancé de Tabaré Vázquez (74 ans), qualifié de « candidat de la continuité » . Pour mieux incarner la « modernité » , le « futur » , Lacalle a écarté son père, qui ne s’exprime plus publiquement.
Luis Lacalle Pou attaque le bilan du Front large à propos de l’éducation, pourtant une des priorités du gouvernement. Des ordinateurs portables ont, par exemple, été distribués à tous les écoliers à travers le plan Ceibal lancé sous Tabaré Vázquez en 2007.
Autre cible de la droite: l’insécurité. L’opposition répète que les vols n’ont cessé d’augmenter (16718 cas en 2013 contre 15094 l’année précédente). Le salaire des agents de police a pourtant été multiplié par cinq depuis 2005 et plus de moyens ont été mis à la disposition des forces de sécurité. La délinquance demeure d’ailleurs à un faible niveau comparé à d’autres pays d’Amérique latine avec 8 homicides pour 100.000 habitants soit 258 meurtres en 2013.
Alors que Luis Lacalle Pou appelle à la justice durant sa campagne, un de ses porte-drapeaux, Rodrigo Blas, a été dénoncé pour « crime organisé » pour une fraude fiscale s’élevant à plus de 200.000 euros. Il sera difficile de prendre la suite du président « le plus pauvre du monde » . José Mujica, quant à lui, ne prend pas pour autant sa retraite. Il est candidat à un poste de sénateur.