Le rythme de l’existence
Avec BiT, sa nouvelle création, Maguy Marin explore la scansion et la pulsion. Un spectacle audacieux et intense, qui interroge notre capacité à vivre ensemble ici et maintenant.
dans l’hebdo N° 1325 Acheter ce numéro
Revenue à Toulouse, sa ville natale, en 2012, après avoir quitté le Centre chorégraphique national (CCN) de Rillieux-la-Pape, près de Lyon, Maguy Marin a dû se résoudre à repartir en Rhône-Alpes [^2], faute d’avoir pu trouver en terre toulousaine un lieu durable pour sa compagnie. En guise d’adieu, elle a offert à la Ville rose la primeur de son nouveau spectacle, présenté mi-septembre au Théâtre Garonne, fidèle compagnon de route de la chorégraphe.
Exaltant de bout en bout , ce spectacle procède d’une audace et d’une exigence d’autant plus remarquables qu’elles émanent d’une créatrice amplement reconnue, figure majeure de la danse contemporaine, dont on pourrait penser qu’elle n’a plus rien à prouver. De fait, Maguy Marin ne cherche pas ici à prouver quoi que ce soit. Mais plutôt à éprouver : les limites de son art, la vaillance des corps, l’adhérence des regards, la résistance du réel, l’éphémère vérité de l’instant, la bouleversante fragilité de l’existence, notre capacité à vivre ensemble, ici et maintenant… Rien de tout cela n’est dit, bien sûr, aucun mot d’ailleurs n’est prononcé. Tout est exprimé et ressenti avec une intensité inouïe par le spectateur, emporté une heure durant dans un flux de mouvements et de lumières, d’ombres et de sons, qui se déploient dans un décor minimaliste constitué de six larges plans inclinés, orientables à volonté, jusqu’au finale qui tombe comme un couperet : « Danse, camarade ! Le vieux monde est derrière toi ! » En symbiose avec ses vibrants interprètes, trois hommes et trois femmes, Ulises Alvarez, Kaïs Chouibi, Laura Frigato, Daphné Koutsafti, Ennio Sammarco et Mayalen Otondo en alternance avec Cathy Polo, Maguy Marin plonge avec une radicale témérité dans les eaux troubles de l’âme humaine. Elle en ramène un ardent poème chorégraphique, terriblement organique, dont la puissance visionnaire est semblable à des tableaux de Goya ou de Bosch prenant vie sur scène. Certains passages, en particulier dans la seconde partie, sont d’une force extraordinaire. La résonance rythmique, amplifiée et magnifiée par la splendide musique électronique du jeune compositeur Charlie Aubry, alliage magistral d’« ambient spectral » et de techno abyssale, accompagne au plus fort la dynamique scénique. Oui, au commencement de ce spectacle, il y a le rythme, et plus profondément peut-être le désir du rythme, et plus profondément peut-être encore le désir d’atteindre l’essence du rythme. « Le travail de rythme – taper dans les mains, les percussions, les subtilités du jeu d’un batteur – tout ça, c’est du plaisir pour moi, déclare ainsi Maguy Marin [^3]. Le rythme, c’est aussi ce qu’on voit tout le temps dans la rue, comment une vie est aussi scandée par des événements très rapides à certains moments, ou plus lents à d’autres. »
Le titre du spectacle, BiT, se réfère au terme informatique désignant l’unité de mesure de base de l’information. Ce mot-syllabe, très tonique, donne un premier élan rythmique, à la suite duquel le spectacle prend forme, implacable succession de scansions et de pulsations, de torsions et de tensions orchestrées par Maguy Marin avec une rigueur fiévreuse. S’il cause un choc esthétique et physique d’une amplitude rare, BiT suscite aussi de vifs remuements sur le plan éthique, amenant, devant ces corps à la fois seuls et ensemble, formant une petite communauté tantôt unie tantôt divisée (et toujours recomposée), à s’interroger sur ce que vivre en société veut dire.
[^2]: À Sainte-Foy-lès-Lyon, où elle va ouvrir un centre des arts baptisé Ramdam.
[^3]: Entretien paru dans Journal d’automne, du Théâtre Garonne.