Moduler les allocations familiales ?
Dans un contexte économique difficile, indexer les allocations familiales sur le revenu introduirait une dimension de justice sociale, estime Laurence Dumont. Pour Marie-George Buffet, une telle réforme menacerait l’universalité de la protection sociale en général et serait néfaste au travail des femmes.
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Depuis la création des allocations familiales, prévaut le principe de versement sans conditions de ressources à toutes les familles, avec un barème progressif en fonction du nombre d’enfants. Le contexte particulier des années 1940, où une immense majorité de Français étaient touchés par une très grande précarité, a consacré le caractère d’universalité de cette prestation.
Le principe fondateur de ce levier important de notre politique familiale ne doit pas être remis en question. Mais, dans un contexte où, pour redresser notre pays, le gouvernement s’attache à rechercher des économies (notamment 700 millions d’euros dans la branche famille), il appartient aux parlementaires de gauche d’introduire dans le débat des propositions équilibrées sur ce dossier.
Le versement de 129,37 euros par mois pour deux enfants a-t-il le même impact sur le budget d’une famille où les parents gagnent le Smic que pour un foyer de cadres supérieurs ? La réponse est bien évidemment non.
L’idée d’une dégressivité des allocations familiales en fonction des revenus du foyer, à partir d’un certain seuil, n’est pas nouvelle. En 1997, c’est Lionel Jospin, alors Premier ministre socialiste, qui proposait une telle mesure. Plus récemment, en 2013, le rapport Fragonard avançait cinq scénarios pour réduire les dépenses de la branche famille de la Sécurité sociale. Plusieurs allaient dans le sens de la modulation des allocations familiales. L’un d’eux permettrait à l’État de réaliser 650 millions d’euros d’économies.
Alors aujourd’hui, dans un contexte économique et social particulièrement difficile, où des efforts importants sont demandés aux Français, que pensent nos concitoyens sur ce sujet ? En février 2013, dans un sondage CSA-BFMTV, 74 % des personnes interrogées estimaient que les allocations familiales devaient être modulées selon les revenus des bénéficiaires. Tout dernièrement, avec la relance de ce débat, le sondage Tilder-LCI-OpinionWay, publié le 9 octobre, montrait encore que 77 % de nos compatriotes adhèrent à cette idée.
Ce chiffre montre une tendance lourde d’adhésion des Français à un tel principe. La principale raison qui les pousse à s’exprimer ainsi est la même que celle qui a conduit les députés socialistes, en réunion de groupe à l’Assemblée nationale, à porter ma proposition : celle-ci introduit une dimension de justice sociale, malgré l’effort budgétaire demandé. Comme j’aime souvent à le répéter, en politique, ce qui est juste est possible.
Le débat est maintenant ouvert. Il convient de rassurer les associations familiales sur la non-remise en question de l’universalité des allocations familiales. La dégressivité de celles-ci n’est pas une remise en question de notre politique familiale. Elle introduit, à mon sens, plus d’équité et de justice sociale ; deux valeurs auxquelles sont particulièrement attachés les Français en cette période de crise.
Au-delà du débat actuel, il nous faut aussi réaffirmer collectivement l’importance des autres piliers de notre politique familiale, qui fait de la France le pays champion de la natalité. L’augmentation du taux d’équipement pour l’accueil des très jeunes enfants en structure adaptée, la relance de la scolarisation des moins de 3 ans, le taux d’activité des femmes, voici autant de points sur lesquels politiques et associations familiales doivent continuer à travailler pour maintenir ce rang que nombre de pays d’Europe nous envient.
Une sorte d’écran de fumée est jetée sur les raisons de cette proposition de réforme de la politique familiale. On sait bien qu’il ne s’agit que de faire des économies et de mener une politique d’austérité pour atteindre les fameux 3 % de Maastricht. Cela a commencé par le congé parental, prétendument réduit au nom de l’égalité femmes-hommes. De même pour la prime de naissance, diminuée elle aussi. Aujourd’hui, c’est au nom de la justice sociale qu’on veut limiter l’attribution des allocations en fonction des revenus.
Toutefois, mon opposition repose d’abord sur une question de principe.
L’ordonnance sur la Sécurité sociale de 1945 puis la loi du 22 août 1946 ont institué l’universalité de la protection sociale. Les allocations familiales sont censées répondre aux besoins des enfants : ce sont des moyens donnés pour les enfants, afin qu’ils jouissent de l’ensemble de leurs droits. Si l’on remet en cause aujourd’hui cette universalité avec les allocations familiales, pourquoi demain ne la remettrait-on pas en cause avec la Sécurité sociale ? Se demandera-t-on, au nom de la justice sociale, si un PDG ne devrait plus être remboursé comme un ouvrier ? Très vite, on en arrivera à créer une protection sociale minimum pour les plus défavorisés, et les autres se débrouilleront avec des assurances privées.
Attention, donc, à cette remise en cause pernicieuse de l’universalité de la protection sociale et familiale. D’autant plus qu’aujourd’hui, sur l’ensemble des prestations familiales, il n’y en a plus que 56 % qui sont encore attribuées sur ce critère d’universalité ; les autres le sont déjà sur critères de ressources.
Mon opposition à cette réforme repose donc sur la volonté de défendre les principes énoncés par le Conseil national de la Résistance, mais aussi d’alerter sur le fait qu’on nous rabote nos droits les uns après les autres. Après les allocs, la santé ?
Enfin, il y a les femmes. Il faut faire extrêmement attention aux effets de seuil. Je ne sais pas quels seront précisément ceux qui seront proposés dans les amendements du groupe socialiste, mais, aujourd’hui, la France connaît, grâce à cette politique familiale, un taux d’activité des femmes avec enfants bien supérieur à celui d’autres pays européens, y compris avec trois enfants ou plus. Même si ce taux a un peu diminué ces dernières années, notamment dans les zones les plus défavorisées, où on a constaté un certain recul du travail féminin. Si, par l’effet de seuil, un couple où la femme et l’homme travaillent perd tout ou partie de ses allocations familiales, on verra des femmes poussées à accepter des temps partiels, voire à arrêter de travailler, parce qu’elles ont des frais de garde importants qui ne seront plus compensés par les allocations. Je mets donc en garde contre toute mesure qui pousse au retour au foyer des femmes.
On est en train de saborder peu à peu une politique familiale qui a permis une évolution très positive du rôle des femmes dans la société. Alors que la crise entame déjà beaucoup les droits des femmes salariées, ce n’est pas le moment de remettre cette évolution en question. Surtout pas de la part d’un gouvernement de gauche !
J’ajoute en outre, sur la question du financement, que l’on ferait mieux de revoir toutes les exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises et de faire la chasse à la fraude auxdites cotisations. Travaillons donc à aller chercher les ressources, au lieu d’appliquer bêtement les dogmes européens sur la baisse des dépenses et des investissements publics. Et créons des crèches pour faciliter la garde des jeunes enfants !