Mots et images de la guerre d’Algérie
Parmi les ouvrages publiés pour le 60e anniversaire du début de l’insurrection, ceux de Benjamin Stora et de Catherine Brun retiennent l’attention par leur originalité.
dans l’hebdo N° 1325 Acheter ce numéro
La guerre d’Algérie a-t-elle vraiment commencé le 1er novembre 1954 ? La question peut paraître saugrenue au moment où paraît une abondante littérature qui marque le 60e anniversaire de cette nuit où, comme le rappelle Benjamin Stora, « trente attentats sont commis contre des postes de police ou des casernes militaires, symboles de la présence coloniale française ». Mais cette date s’inscrit évidemment dans un enchaînement d’événements. Une succession de manifestations pour l’indépendance l’ont précédée, dont celles de Sétif, en mai 1945, sauvagement réprimées par la France, qui firent, selon les sources, entre 15 000 et 45 000 victimes au sein de la population musulmane.
On peut même remonter plus avant le fil du temps. C’est ce que fait, dans le chapitre consacré à la décolonisation, le « Manuel d’histoire critique » publié par le Monde diplomatique. « En réalité, notent les auteurs, la résistance du peuple algérien commence… dès le début de la colonisation française, lors du débarquement de 1830. Les insurrections locales ou régionales n’ont depuis lors jamais cessé. » Singulièrement, c’est en France, au sein de l’immigration, et mêlé aux revendications sociales, que le nationalisme algérien regagne peu à peu les esprits et les cœurs. Il faut évidemment rappeler la naissance de l’Étoile nord-africaine (1926), puis celle du Parti populaire algérien (1937), fondés l’une et l’autre par Messali Hadj, personnage charismatique qui sera finalement débordé par la jeune génération du Front de libération nationale (FLN), puis éloigné par la puissance coloniale, qui l’assigne à résidence. Le 1er novembre 1954 n’est donc pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Simplifier par trop l’histoire aurait l’inconvénient de suggérer que les indépendantistes algériens sont les assaillants. Dans le bel album qu’il nous propose à l’occasion de cet anniversaire, l’historien Benjamin Stora a le souci de réinscrire le soulèvement dans le temps long de l’occupation française. La date est cependant pertinente au moins pour une raison : elle marque l’irruption sur la scène politique du FLN, qui a fait le choix de répondre par les armes à la violence coloniale. Dans sa Guerre d’Algérie expliquée en images, Stora publie l’unique photo de groupe de ceux qu’Yves Courrière surnommera « les fils de la Toussaint », les six jeunes chefs historiques de l’insurrection algérienne, prise en octobre 1954 à Alger. La violence coloniale, il l’analyse et la montre par l’image. L’historien n’hésite pas à reprendre le mot d’apartheid – un apartheid de fait, sinon de droit – entre le million d’Européens d’Algérie et les neuf millions d’ « indigènes », des musulmans qui n’avaient ni les mêmes droits politiques ni les mêmes droits économiques. « De nombreuses régions, écrit-il, sont dans un état de grande misère » et « très peu d’enfants musulmans vont à l’école ». Stora note cependant que l’immense majorité des Européens étaient de petits commerçants et des artisans pauvres, et que seuls trente mille d’entre eux étaient à proprement parler des colons, gros propriétaires terriens, riches industriels ou armateurs.
À suivre l’historien, on pourrait aussi bien situer le début de l’insurrection un peu plus tard. Car Paris croit d’abord avoir affaire à un conflit de basse intensité qui conforte la vision d’une révolte sans lendemain, que des « opérations de police » suffiront à contenir. Ce n’est qu’en août 1955 que l’insurrection s’intensifie, motivée non seulement par des facteurs endogènes, mais aussi par un contexte international de décolonisation. Selon Stora, « la date précise de ce basculement est le 20 août 1955 », quand des milliers de fellahs (paysans) se soulèvent dans le Constantinois, tuant de nombreux Européens. La répression conduite par l’armée et des milices privées fera plus d’un millier de victimes musulmanes. Un autre tournant, politique celui-là, mais décisif, intervient le 6 février 1956. C’est la fameuse « journée des tomates ». Le socialiste Guy Mollet, qui vient de gagner les élections sur une promesse de paix, est accueilli à Alger par des Européens furieux qui le bombardent de tomates. Il ne lui en faudra pas plus pour opérer une volte-face et précipiter la France dans une guerre totale. Ce sont les « pouvoirs spéciaux » qui banalisent le recours à la torture, puis la terrible « bataille d’Alger ». Le lecteur trouvera dans le livre de Benjamin Stora une collection rare de photographies qui témoignent d’abord de la séparation de deux mondes, comme cette image d’une femme musulmane portant le haïk blanc passant devant la terrasse d’un café entièrement peuplée d’Européens cravatés. Ici, aucun affrontement, mais une mutuelle indifférence. Des images de vie quotidienne, mais aussi d’exode de paysans fuyant les « zones interdites » par l’armée française, puis des scènes d’une violence de plus en plus dévastatrice, jusqu’à ces photographies qui rendent compte de l’irruption des partisans irascibles de l’Algérie française. La montée de la violence résulte aussi de l’incroyable déni que la société française a entretenu pour ne pas voir et ne pas nommer la « guerre d’indépendance ». L’aveuglement, c’est le sujet du passionnant ouvrage collectif dirigé par Catherine Brun. Autour de cette enseignante en littérature, on trouve, parmi d’autres signatures, celles de Nils Andersson, Étienne Balibar, Jean Daniel, Pierre Guyotat, Edgar Morin, Bernard Noël, Pierre Vermeren. Il faut attendre la loi du 18 octobre 1999, nous dit Catherine Brun, pour que l’expression « guerre d’Algérie » se substitue enfin dans le discours officiel aux fameuses « opérations effectuées en Afrique du Nord » qui dominaient les récits de l’époque.
Dire ou écrire « événements », « pacification », « maintien de l’ordre », « opération de police », note Catherine Brun, ce n’est évidemment pas la même chose que de dire ou d’écrire « révolution », « guerre d’indépendance », « guerre de libération », « guerre de décolonisation ». « Les lapins furent baptisés carpes, et la guerre pacification », ironise Jeanyves Guérin dans cet ouvrage, qui a aussi le mérite de rappeler que, très tôt, des intellectuels, comme Pierre Vidal-Naquet, des journalistes, comme Claude Bourdet, des éditeurs, comme François Maspero, ont eu le courage des mots vrais. Des mots qui étaient des actes de résistance dans une France minée par le racisme et par la haine. Au moins cet anniversaire est-il l’occasion de rappeler ce que fut cette guerre et l’aveuglement dont est capable une société travaillée par la propagande. Ce n’est pas inutile dans notre France de 2014, dont les défenses morales ont tendance à céder, les uns tentant de réhabiliter Vichy, après que d’autres ont trouvé au projet colonial des « aspects positifs », et alors qu’une islamophobie décomplexée envahit le discours public.