« National Gallery », de Frederick Wiseman : La peinture, art oral
Dans National Gallery , Frederick Wiseman montre le musée londonien comme un lieu de paroles.
dans l’hebdo N° 1322 Acheter ce numéro
Un musée tel que la National Gallery, à Londres, est l’une de ces institutions que Frederick Wiseman aime filmer. Il y a là un lieu clos, une grande machinerie, nombre d’intervenants et la fréquentation de publics divers. Il nous avait fait entrer, il y a peu, dans la célèbre université californienne Berkeley [^2], après l’Opéra de Paris, Central Park ou un centre d’aide sociale aux États-Unis. Mais jamais à l’intérieur d’un musée.
À Berkeley, Frederick Wiseman s’était attaché à comprendre la gouvernance de l’université, en particulier la façon dont ses responsables faisaient face à de drastiques réductions de crédits publics. On retrouve, dans National Gallery, l’écho de ces mêmes préoccupations. Une séquence montre un débat contradictoire au sein du comité de direction, à propos d’une course à pied qui aura lieu à travers Londres, et dont les sponsors demandent à la National Gallery d’en être le lieu d’arrivée. La discussion porte sur l’intérêt du musée à se retrouver dans un tel plan marketing, la proposition étant finalement rejetée. A priori, on pourrait penser que National Gallery est avant tout un film sur les multiples chefs-d’œuvre que recèle le musée. Et, en effet, Wiseman filme sans compter les Titien, Rubens, Goya, Constable et autres grands maîtres qui y sont abrités, en n’hésitant pas à recadrer les tableaux, à aller y chercher un détail, le plus souvent en relation avec ce qui en est dit.
Car telle est la vision que le cinéaste offre de la National Gallery : un lieu de paroles de toutes natures et tous azimuts, déclenchées ou appelées par cet objet muet qu’est la peinture. Le cinéaste a placé cette séquence extraordinaire en ouverture de son film, évidemment sans hasard : des aveugles « regardent » Boulevard Montmartre, effet de nuit, de Camille Pissaro, grâce aux propos extraordinairement précis de l’animatrice de cet atelier atypique. Elle leur a aussi fourni un dessin où les lignes directrices du tableau ressortent en relief. Pédagogique, sous forme de conférences savantes, ludique avec les enfants, technique, en particulier autour de la restauration – une question cruciale ici –, la parole est partout, nécessaire, exponentielle, et l’on oserait même dire : de service public. Le film semble lui-même s’enivrer de cette glose toujours passionnante, jusqu’à la séquence finale, muette, qui opère comme un point d’orgue : un ballet avec un couple de danseurs dans une des salles du musée. Cette chorégraphie prolonge le mouvement incessant des mots. Magnifique.
[^2]: At Berkeley , voir Politis n° 1292, du 27 février.