Nos corps transformés en décharges ambulantes
Des millions de molécules polluent écosystèmes et organismes, provoquant de graves maladies.
dans l’hebdo N° 1325 Acheter ce numéro
C’est un ouvrage éprouvant, que l’on traverse en se bouchant le nez : il s’agit de la conquête planétaire et souvent pestilentielle de l’air, de l’eau, des sols ainsi que de tous les organismes vivants par la chimie. Alors que cette industrie a mis sur le marché quelque 70 millions de molécules en l’espace d’un siècle à peine, les impacts environnementaux et sanitaires n’ont été étudiés que pour moins d’une sur 3 000.
Ce pavé n’est pas le premier à dénoncer tel ou tel pan de la contamination chimique globale. Cependant, Fabrice Nicolino, coutumier des enquêtes grand angle, nous en livre un déballage très complet. Si la pollution chimique est généralisée, constat solidement établi, la voix officielle en minimise avec constance les conséquences écologiques et sanitaires. Et elles sont particulièrement graves, bien au-delà de l’exposition aiguë et accidentelle à certaines molécules : de plus en plus d’études montrent que, même à très faibles doses, ou encore via des mélanges (les « cocktails »), le contact continu peut provoquer des cancers et des maladies chroniques, épidémies de notre époque. Les faits sont lourds, mais l’auteur pousse plus loin. Il formule l’hypothèse que nombre d’affections « inexpliquées » pourraient avoir pour origine la pollution chimique. Les arguments qu’il expose sont parfois ténus, mais, puisque la recherche ne se donne pas la peine d’aller y voir, pourquoi pas la cause chimique, de plus en plus fréquemment validée ces dernières années ? Nicolino se penche bien sûr sur le mystère apparent d’un empoisonnement aux allures d’autodestruction consentie – la chute de la fertilité masculine, depuis quelques décennies, n’a rien d’anecdotique, ni la contamination des eaux, ni la perturbation du système endocrinien des femmes enceintes et des enfants, etc. L’origine inavouable du boum de l’industrie chimique – les gaz et liquides mortels utilisés à partir de la Première Guerre mondiale – et le cynisme des pionniers marqueraient-ils cette industrie du sceau indélébile de l’infamie ? L’auteur semble l’induire. On n’est pas tenu de le suivre.
Car la montée en puissance des empires chimiques est fort démonstrative, suivant la courbe connue de tous les secteurs florissants de l’époque moderne : les intérêts économiques y priment sans peine sur les exigences sanitaires et environnementales. Nicolino montre bien comment les pouvoirs publics ont joué le jeu des chimistes, n’érigeant que de modestes barrières face à la prolifération des molécules, qui achèvent leur trajectoire dans la nature ou dans les organismes. Nous sommes devenus des « décharges ambulantes, s’alarme l’auteur. Le dossier est effrayant, mais un peuple adulte n’a-t-il pas le droit de savoir ? C’est l’heure de se lever ».