Tunisie : Élections en terre inconnue
À l’heure des législatives, les réelles avancées démocratiques enregistrées depuis trois ans peuvent être remises en cause par la situation économique et sociale du pays.
dans l’hebdo N° 1324 Acheter ce numéro
La Tunisie vit les derniers jours de la campagne pour les deuxièmes élections législatives démocratiques de son histoire. Elles se tiendront le dimanche 26 octobre, trois ans après celles de 2011, remportées par le parti islamiste Ennahdha. Après avoir traversé quelques tempêtes, la transition démocratique poursuit ainsi sa route. Vu de loin, c’est un exploit que peuvent envier les Libyens, les Égyptiens ou les Syriens. Mais, de l’intérieur, l’humeur est à la défiance à l’égard des partis politiques. Trop de promesses, trop d’ambitions, pas assez de résultats en termes d’emplois et de niveau de vie. On s’attend à une abstention massive, malgré l’offre pléthorique. Les listes sont en effet toujours aussi nombreuses (1 316 pour 33 circonscriptions, dont 6 à l’étranger), mais, cette fois, les rapports de force sont un peu plus clairs. Ennahdha est bien installé comme l’une des principales forces politiques du paysage. Certes usé par un exercice peu convaincant du pouvoir entre novembre 2011 et décembre 2013, surtout au regard des promesses non tenues de sa campagne de 2011. Ses projets économiques et la promesse de créer 500 000 emplois en cinq ans ont fait long feu. Les islamistes ont déçu leur électorat le plus attaché à la dimension religieuse en abandonnant la référence à la charia dans la Constitution et en adoptant le principe de la liberté de conscience. Leur laxisme à l’égard des responsables de l’ancien régime leur est reproché jusque dans leurs rangs. Mais le réseau de militants du parti est intact, et Ennahdha parvient à rester la voix à la fois de l’électorat conservateur et d’une génération qui pense la modernité politique à travers les catégories intellectuelles de l’islam.
Face aux islamistes, Nidaa Tounes (l’Appel de Tunisie) s’est imposé, conduit par Béji Caid Essebsi. Un vieux routier de la politique tunisienne qui, à 87 ans, peine à faire oublier qu’il a été l’un des ministres de l’Intérieur de Bourguiba (de 1965 à 1969), puis président de l’Assemblée et membre du comité central du RCD (le parti au pouvoir) sous Ben Ali. Cette endurance politique, la capacité du candidat à fédérer autour de lui les milieux d’affaires, des intellectuels issus de l’opposition à Ben Ali et des cadres de l’administration de tous niveaux, et à réactiver une partie de l’ancien appareil du RCD montrent surtout la persistance de la mouvance « destourienne ». Un terme qui remonte aux origines du mouvement national, construit dans les années 1920 autour de l’idée que le renforcement d’un État moderne, à travers notamment l’élaboration d’une Constitution (Destour), était la base de l’indépendance. Bourguiba puis le RCD de Ben Ali sont les continuateurs de cette tendance, même si la centralité de l’État a été dévoyée dans une dérive autoritaire, renforcée par la répression contre les islamistes. Cet héritage moderniste et anti-islamiste a attiré les partis de gauche dans le sillage de Nidaa Tounes, la seule force à leurs yeux capable de contrer Ennahdha et de leur permettre de reconquérir un espace politique. Un calcul bien incertain.
À l’extrême gauche, au Front populaire, dirigé par Hamma Hammami, le rapprochement avec Nidaa Tounes dans la crise de l’été 2013 – qui a poussé Ennahdha à quitter le gouvernement – a laissé l’amère impression d’avoir été utilisé. Quant à la gauche laïque d’El Massar, son espoir de constituer des listes communes avec Nidaa Tounes sous l’étiquette d’Union pour la Tunisie (UPT) a été rapidement déçu. Si bien qu’elle en est réduite à essayer de résister au rouleau compresseur du vote utile, à savoir Nidaa Tounes pour contrer Ennahdha, en faisant valoir son statut d’allié potentiel dans une majorité « moderniste ». Le centre de l’échiquier politique est divisé entre plusieurs formations social-démocrates (Ettakatol, Joumhouri, l’Alliance démocratique), libérale (Afek), souverainiste (le Congrès pour la République, de Moncef Marzouki), disposées à intégrer divers schémas de coalition. Car l’enjeu essentiel des législatives est de déterminer la nature de la prochaine étape de la transition, et donc la configuration de la prochaine majorité. Affirmation d’un projet politique anti-islamiste ou consolidation du processus démocratique, fragilisé par l’héritage économique désastreux des années Ben Ali et par la convergence entre contrebande et jihadisme aux frontières libyenne et algérienne. Mais aussi par le retour des cadres du RCD dans la vie publique, dont certains sont candidats à la présidentielle (les 23 novembre et 28 décembre). Ennahdha a mis une sourdine à ses thématiques identitaires et religieuses, et martèle la nécessité de renforcer la démocratie. « Les institutions devront s’attaquer à des problèmes laissés en suspens par les gouvernements de transition, la dette de l’État, le déficit des entreprises publiques […], qui vont exiger des réformes difficiles, prévoit Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha. Un seul parti ne peut pas assumer, parce que la surenchère contre lui serait trop facile. Il faut un gouvernement d’union nationale pour les soutenir. » L’hypothèse d’une coalition entre Ennahdha et Nidaa Tounes, avec quelques partis centristes, est évoquée dans des déclarations sibyllines des uns et des autres. Pour l’instant, cette perspective fait hurler les militants islamistes, et les dirigeants de Nidaa Tounes s’en défendent énergiquement, affirmant leur volonté de conduire une majorité moderniste. Encore faut-il qu’ils arrivent en tête et trouvent suffisamment d’alliés. Il faudra donc attendre plusieurs jours avant que la composition exacte de la future Chambre des représentants du peuple soit connue, et de longues tractations s’annoncent pour explorer les différents schémas de coalition. La donne est d’autant plus incertaine que, dans ce jeu d’échecs, un nouveau joueur est en train de chambouler les règles et les rapports de force. C’est le phénomène Slim Riahi. Un milliardaire qu’un échec cuisant aux législatives de 2011 n’a pas dissuadé de persister en politique. Après avoir racheté le Club africain, l’un des deux principaux clubs de foot tunisiens, il s’est lancé dans la course aux législatives et à la présidentielle. Non seulement il capitalise les succès de l’équipe et peut compter sur le soutien de ses supporters, mais il se construit une image d’ami des pauvres.
Selon l’un des cadres de la campagne à Tunis, 13 000 cartables ont été distribués à la rentrée, et Slim Riahi a financé des milliers de créations de petites entreprises par de jeunes chômeurs. Ses équipes collectent les noms de toutes les personnes qui s’engagent à le soutenir, en leur assurant que l’État leur viendra en aide une fois qu’il sera au pouvoir. La recette semble payante, et l’homme perce dans les intentions de vote d’un électorat qui n’attend plus grand-chose des partis classiques. Des partis ringardisés par les méthodes décomplexées de ce milliardaire issu du peuple, qui offre sa réussite en exemple. La politique tunisienne est donc loin d’être débarrassée des archaïsmes légués par des décennies de privation de démocratie.