Villes des musiques du monde : « Un espace de tension entre art et politique »
Depuis quinze ans, le festival Villes des musiques du monde crée du lien social.
dans l’hebdo N° 1322 Acheter ce numéro
Quand on ouvre le programme du festival Villes des musiques du monde, on est stupéfait par la diversité des actions proposées. De la musique, beaucoup de musiques, par tous, pour tous, et une ribambelle de trouvailles que l’on qualifiera de « socioculturelles » faute de mieux. L’idée-phare du projet se situe autour du concept d’éducation populaire, dans son articulation possible avec le potentiel humain et culturel largement méconnu ou mésestimé de la Seine-Saint-Denis. Une vingtaine de villes sont partenaires, à commencer par Aubervilliers, ville-monde au cœur de ce département multiculturel. Kamel Dafri est à la direction de Villes des musiques du monde depuis sa création. Son parcours d’enfant des quartiers, semé de rencontres déterminantes dans sa Normandie natale puis dans les banlieues nord de la capitale, son énergie communicative et sa grande lucidité en font un interlocuteur privilégié pour pénétrer les arcanes d’un festival débordant d’imagination.
Le festival s’intitule cette année « Family music & Congo Square. L’âme africaine de La Nouvelle-Orléans ». Pourquoi une telle thématique ?
Kamel Dafri : La thématique Congo Square [^2] soulève la question des places mythiques de la musique. Elle fait aussi référence à cette transmission de la musique qui échappe à l’institution, qui se transmet de génération en génération dans les circuits informels, souvent par l’oralité, et que je trouve intéressant de mettre en avant sur un territoire dont la proximité au monde est immédiate. J’ai pratiquement fait l’impasse sur la dimension historique d’une telle thématique : la documentation est abondante sur le sujet. En revanche, ce qui m’intéresse, c’est ce que cette histoire a produit et ce qu’elle donne aujourd’hui. Nous avions envie de parler de La Nouvelle-Orléans à partir d’ici. C’est ce qui se passe ici qui nous emmène là-bas. Les musiciens de Tarace Boulba, qui ont fait une tournée récemment à La Nouvelle-Orléans, sont des Français de Seine-Saint-Denis s’inspirant des musiques de La Nouvelle-Orléans… qui a aussi une histoire française. L’idée est de créer le lien entre ces histoires apparemment séparées. Où sont les Congo Square en Seine-Saint-Denis ? C’est aussi cette question que soulève le festival. Il faut travailler à présenter autrement ce territoire, plutôt à travers ses richesses qu’à travers ses handicaps. Nous essayons de mettre en actes une vision du territoire émancipé de ses stigmates. Le festival est pensé comme un outil pour y parvenir. C’est une boîte à idées qui s’inscrit dans certains cadres de référence, comme le concept d’identité-relation ou la question du Tout-Monde d’Édouard Glissant. Chaque année, on expérimente des formes de relation par la musique, la danse et d’autres activités connexes. Il s’agit de créer un état de dialogue derrière une coquille de festival.
Le tout dans une logique d’éducation populaire…
On essaie d’être bien plus qu’un festival. Les meïda, par exemple, ont été mises en place il y a cinq ans à partir du projet Barbès Café [Meziane Azaïche/Villes des musiques du monde, NDLR]. C’est un mot arabe qui renvoie à quelque chose de très convivial. Il signifie : on se réunit autour d’une table ronde, on boit un verre de thé à la menthe, on discute, on fait de la musique… En l’occurrence, il s’agit de réunir des gens dans les foyers de migrants pour discuter de la mémoire des musiques d’Afrique du Nord en France et dénicher des perles musicales oubliées. Deux musiciens du Barbès Café font ce travail de collectage fructueux.
C’est une démarche d’ethnomusicologue ?
Oui, mais il s’agit aussi de faire vivre ces musiques de tradition orale. Il n’y a pas d’un côté les sachants et de l’autre les observés. On est sur un terrain beaucoup plus informel, dans une recherche-action.
Tout comme la Fabrique orchestrale…
Exactement. Notre idée, à chaque édition, est de faire naître un orchestre réunissant des musiciens amateurs et professionnels, et qui continue de vivre après le festival. Le 93 Super Raï Band est le premier né, puis vint le PMO Social Club, autour d’Orlando Poleo (2012), la fanfare Neuf 3 Cumbia, avec Antonio Rivas, en 2013, et cette année la fanfare Cap to Nola, dirigée par Bruno Wilhelm, et le brass band de lycéens néo-orléanais The Chosen Ones. En ouverture, ces « Élus » nous emmèneront sur le canal de l’Ourq pour une Canal’cade musicale qui se terminera au Magic Mirror, à Aubervilliers, avec une soirée qui promet d’être tonitruante ! Le tout assorti de tapas cajuns cuisinées par Sarah Savoy, autre pépite musicale et culinaire du festival.
Comment situez-vous une star comme Liz McComb dans votre programmation hors des sentiers battus ?
Nous essayons d’attirer un public plus nombreux, mais aussi de choisir des artistes en correspondance avec nos valeurs. Liz McComb, avec son parcours, sa connaissance fine des musiques de La Nouvelle-Orléans, son rapport à cette identité afro-américaine, sa référence à Mahalia Jackson et le travail d’accompagnement qu’elle fait en master class, abonde dans notre sens. Nous respectons ce qu’elle représente, ce qui ne nous empêche pas de la mettre face à des réalités concrètes. Nous souhaitons que ce festival ne soit pas qu’un espace de diffusion. C’est aussi un espace de tension entre la culture, l’artistique, le social et le politique.
Il faudrait encore parler de la séquence Marmots et griot, qui cette année donnera jour à un opéra urbain transgressif…
À travers ce travail-là, on essaie de jouer un rôle d’accompagnement des publics. Car on ne naît pas public ! Et pour conclure, puisqu’il le faut, la finalité de notre festival est de créer de la relation.
[^2]: Congo Square est un jardin public à La Nouvelle-Orléans qui a marqué l’histoire de l’esclavage et est un haut lieu de la musique afro-américaine.