Beckett à Sangatte

Un sentier tortueux et mal dessiné, presque noyé dans une fine couche de terre cendreuse. Un arbre calciné et un vieux bidon d’essence. Telle est la « route de campagne avec arbre » du En attendant Godot mis en scène par Jean Lambert-Wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra. Un vrai non-lieu, fidèle aux didascalies de Beckett, mais qui évoque aussi des paysages contemporains : ceux de Calais, brûlés pour empêcher toute tentative d’installation.

Dans les rôles de Vladimir et d’Estragon, les comédiens ivoiriens Michel Bohiri et Fargass Assandé confirment la discrète teneur politique du décor. Sans alourdir le texte ni leur jeu de références à l’immigration, et dans le parfait équilibre entre comique et tragique qui fait la beauté de ce chef-d’œuvre de l’absurde. Pour dire la détresse des immigrés clandestins, les deux acteurs n’utilisent que leur peau. Leur couleur, qui, associée au texte de Beckett, semble gagner en intensité. Parce qu’on ne s’attend pas à la trouver là, dans ce classique de la littérature française. Sur le plateau d’ En attendant Godot, Michel Bohiri et Fargass Assandé sont donc des hommes hyper visibles. Par leur seule présence, ils disent l’échec des politiques d’intégration européennes et l’impossible déni de la couleur de peau. Ou plutôt, c’est Beckett qui le dit à travers eux. Beckett qui n’aura pas connu Sangatte, mais qui vécut de près la montée du nazisme, lorsqu’il parcourait l’Allemagne en 1936 pour se nourrir de peinture expressionniste, puis lorsqu’il dut se réfugier à Roussillon pour échapper à la police allemande après la dénonciation du réseau de résistance Gloria, auquel il participait. Tapies derrière les dialogues tarabiscotés et les jeux saugrenus dont Vladimir et Estragon remplissent leur temps, les logiques d’exclusion étaient déjà présentes dans En attendant Godot. Dans l’infime espace de liberté laissé par Beckett, le trio de metteurs en scène a alors tiré la solitude des deux personnages principaux vers des détresses actuelles.

Jean Lambert-Wild et Marcel Bozonnet s’impliquent physiquement dans cette mission : l’un en jouant Lucky, sorte d’esclave chargé de valises et tenu en laisse, et l’autre Pozzo, le maître de cette drôle de créature célèbre pour son long monologue effiloché. Ils sont la caricature d’un Occident à la gloire passée depuis longtemps. Si différents, a priori, des deux bonshommes figés dans l’attente qu’ils rencontrent au milieu du premier acte. En réalité si proches. Michel Bohiri et Fargass Assandé sont des clowns en civil. Des Charlie et Chaplin venus d’ailleurs, à l’élégance toute rapiécée. Avec son nez rouge, son visage fardé de blanc et son minuscule chapeau juché sur le crâne, Jean Lambert-Wild arbore quant à lui une figure d’auguste assez originale. Perdu dans un grand pyjama rayé, son Lucky ressemble étrangement à son clown habituel, que l’artiste incarne à l’occasion de spectacles-performances où il aime à mêler les disciplines. Traîné par un Marcel Bozonnet à la voix suraiguë et aux gestes vifs, il porte le désespoir de ceux qui n’ont plus la force d’attendre Godot.

Créée en mars dernier à la Comédie de Caen, cette pièce a notamment été présentée aux Francophonies en Limousin fin septembre, où elle a pris un sens particulier. De par son inscription aux côtés de la dernière pièce de Dieudonné Niangouna ou de l’opéra circassien Daral Shaga, écrit par Laurent Gaudé et mis en scène par Fabrice Murgia, mais aussi en préfiguration du rôle que jouera bientôt Jean Lambert-Wild dans la vie culturelle de la région. Dès janvier 2015, le metteur en scène et comédien dirigera en effet le Théâtre de l’union, centre dramatique national du Limousin. Une nomination qui s’annonce bien.