Comment sortir de l’austérité ?
Alors que des manifestations sont organisées ce samedi contre le budget du gouvernement Valls, les alternatives se heurtent toutes aux règles européennes.
dans l’hebdo N° 1327 Acheter ce numéro
Ce n’est que la partie émergée d’un gigantesque iceberg, mais elle donne une idée de l’ampleur du phénomène. Jeudi dernier, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) révélait l’existence d’accords fiscaux secrets entre le Luxembourg et 340 multinationales, dont Apple, Amazon, Ikea, Pepsi ou Axa. Ces accords permettant à ces firmes, parmi lesquelles 58 groupes français, de minimiser leurs impôts ont été conclus entre 2002 et 2010. Des milliards d’euros de recettes fiscales ont ainsi été soustraits au budget des États où ces entreprises réalisent de coquets bénéfices. Et cela grâce à la complicité active des autorités luxembourgeoises, à la tête desquelles se trouvait Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission européenne. Certes, le Grand-Duché n’est pas le seul paradis fiscal implanté au cœur de l’Europe (voir Politis n° 1222). Certes encore, les documents transmis à l’ICIJ détaillant ces accords secrets ne proviennent des archives que du seul cabinet d’audit PwC et ne concernent qu’une période limitée. Mais leur révélation corrobore bien des constats. En 2012, Solidaires-Finances publiques avait alors réévalué sa précédente estimation de la fraude fiscale qui datait de 2006. Pourquoi ? À cause de l’essor des escroqueries liées à l’impôt sur les sociétés et à la TVA, assurait-il.
Le projet de loi de finances rectificatif, que le gouvernement devait présenter mercredi pour satisfaire Bruxelles, prévoit une réduction du déficit d’un montant de quelque 3,6 milliards d’euros. Une part de cette somme (900 millions) provient de recettes supplémentaires apportées par la lutte contre la fraude et l’optimisation fiscales. Une goutte d’eau dans un océan de dissimulations. Dans un essai publié en 2012, le journaliste Antoine Peillon évaluait à 600 milliards d’euros les sommes accumulées au fil des décennies dans les paradis fiscaux, soit près de 10 % du patrimoine des Français et 1/6e du budget de l’État. Près de la moitié de ces avoirs, soit 260 milliards, étaient selon lui détenus par des particuliers, le reste par des entreprises.Le manque à gagner pour le budget de l’État, généré par la fraude et l’évasion fiscales, est estimé à 3,3 % du PIB par l’Insee, mais près de 6 % du PIB, voire 10 %, selon les travaux de différentes commissions d’enquête. « Actuellement, on peut évaluer la fraude fiscale entre 60 à 80 milliards d’euros pour la France », estime Solidaires Finances publiques, soit une bonne partie du déficit public, qui devrait atteindre 87 milliards cette année. En septembre 2013, une étude sur la fraude aux prélèvements obligatoires dans l’UE, réalisée à la demande de la Commission européenne, évaluait la fraude à la TVA dans notre pays à 32,2 milliards, trois fois plus que l’estimation du ministère des Finances français. La récupération des sommes évaporées n’en est qu’à ses débuts.
Indifférent au scandale, le gouvernement minimise les effets de ce qu’il préfère qualifier d’ « optimisation fiscale ». L’enquête de l’ICIJ ne serait que « le reflet du passé », à en croire le ministre des Finances, Michel Sapin, au moment même où il use de toute son influence pour obtenir que la future taxe sur les transactions financières soit réduite a minima… Pire, le gouvernement continue de prétendre que sa politique reste la seule possible. « Il n’y a pas d’alternative », répète Manuel Valls en réponse à ceux qui, au Front de gauche, dans les rangs d’EELV, et jusqu’au sein du PS, défendent une autre orientation. Des alternatives à sa politique d’austérité, qu’il persiste à ne pas qualifier ainsi (voir tribune p. 9), existent pourtant bel et bien. Les partis politiques, syndicats et associations qui, avec le Collectif 3A (Alternative à l’austérité), appellent à une mobilisation nationale contre le budget, le 15 novembre, dans une vingtaine de grandes villes du pays, entendent bien le rappeler. Schématiquement, elles sont de trois ordres.
La première piste passe par une grande réforme fiscale. François Hollande s’y était engagé. Président, il y a renoncé. C’est ainsi qu’on a pu voir, le 21 octobre, lors de la discussion du budget de la Sécurité sociale à l’Assemblée nationale, une coalition PS, UMP et UDI rejeter un amendement des socialistes frondeurs en faveur d’une CSG progressive selon le revenu. Présenté par Jean-Marc Germain, il visait à instaurer « une progressivité alignée sur les tranches de l’impôt sur le revenu », afin de rapprocher CSG et impôt sur le revenu, conformément à l’engagement 14 de… François Hollande. La réduction promise des niches fiscales tarde aussi à se concrétiser. Or, le manque à gagner dû à ces allégements fiscaux intervenus depuis 2000 serait de plus de 180 milliards, en ajoutant les baisses des taux du barème de l’impôt sur le revenu depuis cette date, selon Vincent Drezet, fiscaliste et secrétaire général de Solidaires Finances publiques. Il plaide pour une révision du barème progressif d’imposition sur le revenu, condition d’une redistribution fiscale juste et efficace. Autres urgences pour renflouer les caisses de l’État : rétablir l’équité fiscale entre les entreprises en matière d’impôt sur les sociétés et lutter contre la fraude et l’évasion fiscales (voir encadré). La seconde piste oppose à la politique de l’offre, mise en œuvre par le gouvernement, une relance de la demande dont ses promoteurs attendent une « reprise de la croissance ». Quand les socialistes frondeurs ou Martine Aubry se contenteraient d’un « rééquilibrage » des sommes distribuées aux entreprises vers les ménages modestes et les collectivités locales. Et ce afin de maintenir le pouvoir d’achat des premiers et les capacités d’investissement des secondes, d’autres, comme le PCF, optent nettement pour une hausse des salaires. « Les politiques de demande, se défendent Liêm Hoang Ngoc et Philippe Marlière, dans un essai qui vient de paraître [^2], sont aussi soucieuses, de nos jours, de mettre la finance au service de l’investissement, et en particulier des investissements socialement et écologiquement utiles. »
La troisième piste, celle d’une économie verte, cherche à repenser le développement de l’emploi et le partage des richesses dans un monde où les perspectives de croissance tendent vers zéro, et donc où la « redistribution des fruits de la croissance », chère aux sociaux-démocrates, est devenue inopérante faute de fruits (lire p. 8). Ces trois pistes, qui peuvent être complémentaires, ont toutefois en commun de se heurter au système européen. Difficile en effet dans ce cadre d’envisager une réforme fiscale qui ne soit pas que cosmétique ; la concurrence entre États membres y est devenue la règle et toute harmonisation fiscale y est interdite, ce qui autorise des pays comme le Luxembourg à attirer les multinationales. Comment imaginer engager la moindre relance ou une politique de grands travaux nécessaires à la transition énergétique tant qu’existe le pacte de stabilité ? Une solution serait de modifier les traités, règlements et directives. C’est l’espoir que caresse la majeure partie de la gauche. Il y faudrait une volonté politique des chefs d’État et de gouvernement qu’on ne sent pas poindre, malgré d’impressionnantes manifestations anti-austérité dans plusieurs capitales européennes. Faute qu’advienne cette improbable conversion des Vingt-huit, la question de notre adhésion à l’UE est posée.
[^2]: La Gauche ne doit pas mourir ! Le manifeste des socialistes affligés, Les liens qui libèrent, 140 p., 13,50 euros.