« Pas pleurer », de Lydie Salvayre : Un Goncourt à l’heure espagnole
Dans Pas pleurer, Lydie Salvayre retrouve dans la guerre civile de 1936 des échos contemporains.
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On peut se réjouir du prix Goncourt attribué à Lydie Salvayre. Parce que Pas pleurer, publié au Seuil, est un livre enthousiasmant, et parce que son auteure, depuis la Déclaration (1990), son premier roman, développe un projet littéraire ambitieux. On peut être aussi touché par le fait que le prix récompense un livre que Lydie Salvayre a écrit en puisant dans les souvenirs de jeunesse que lui racontait sa mère, disparue depuis. Une jeunesse âpre, dont l’été 1936 fut pourtant un moment unique, alors que Montserrat, dite « Montse », avait 15 ans. Le récit de cet épisode illuminait encore la vieille femme soixante-quinze ans plus tard, comme si, de son aveu même, ce qui lui arriva par la suite, sauf exceptions, dont la naissance de l’auteure, n’était qu’une longue période grise. L’action se passe dans un petit village reculé de Catalogne où, « depuis des siècles, de gros propriétaires terriens maintiennent des familles comme la sienne dans la plus grande pauvreté ». Alors que la guerre civile est sur le point d’éclater, Josep, le frère aîné de Montse, s’est enthousiasmé pour les idées libertaires, qui correspondent à son tempérament généreux et impulsif. Il tente de convaincre les paysans du village, mais il a contre lui son ennemi d’enfance, Diego, fils adoptif d’une famille riche, qui, au désespoir de celle-ci, s’est engagé au parti communiste.
Si ce récit n’élude pas les tensions qui sont en train de s’exacerber, ni la concurrence entre les différentes fractions révolutionnaires, le ton de Lydie Salvayre reste celui qu’elle affectionne, entre rire et tragédie où, par exemple, une scène vécue par sa mère comme une humiliation sociale prend quelques accents de comédie, le tempérament du Sud aidant. Ce à quoi s’ajoute la « langue mixte et transpyrénéenne » de sa mère, qui n’a jamais expurgé son français d’un reste d’espagnol : « Il faut que tu sais, ma chérie, qu’en une seule semaine, j’avais aumenté mon patrimoine des mots : despotisme, domination, traîtres capitalistes, hypocrésie bourgeoise, cause prolétarienne, peuple saigné à blanc, exploitation de l’homme par l’homme et quelques autres, j’avais apprendi les noms de Bakounine et de Proudhon, les paroles de Hijos del pueblo, et le sens de CNT, FAI, POUM, PSUC, on dirait du Gainsbourg. »
Pas pleurer a été écrit pour ressusciter les épisodes de la « parenthèse libertaire » proprement dite, celle de l’été 1936. Lydie Salvayre explique qu’elle ne pouvait plus se soustraire au fait de « tirer de l’ombre » cette parenthèse, qui fut ignorée et même occultée autant par les staliniens que par les franquistes. Il s’agit de quelques semaines pendant lesquelles Montse, qui a suivi Josep, dont l’intention était de s’enrôler dans l’armée républicaine, a vécu à Barcelone. « Il y a dans les rues une euphorie, une allégresse et quelque chose d’heureux dans l’air qu’ils n’ont jamais connu et ne connaîtront plus. » De ces pages émane un parfum enivrant de liberté qui rappelle certaines scènes de Land and Freedom, de Ken Loach. Montse voit soudain s’ouvrir des horizons inédits, et connaît une première nuit d’amour magnifique. En contrepoint de ces événements qui font « basculer les cœurs vers le haut vers le ciel », Lydie Salvayre a ressenti la nécessité de mêler une autre voix, celle de Georges Bernanos, grand écrivain catholique, révolté par les crimes commis par les « nationaux » et absous par l’Église espagnole. Témoin de la guerre civile qui tourne à la répression sanglante du peuple par les franquistes, Bernanos témoigne de ce qu’il voit dans Les Grands Cimetières sous la lune, qu’il fera paraître dès 1938. Sa présence dans Pas pleurer donne une tragique profondeur au tableau d’ensemble où s’inscrit la chronique de Montse et de son village, qu’elle rejoint après son séjour enchanteur à Barcelone. Là aussi la violence des événements va s’accentuer, la tonalité du roman perdant peu à peu sa part de cocasserie. Sans doute le sentiment que Lydie Salvayre a sur sa propre époque prend-il ici le pas. « Je m’avise du reste, chaque jour davantage, que mon intérêt passionné pour les récits de ma mère et celui de Bernanos tient pour l’essentiel aux échos qu’ils éveillent dans ma vie d’aujourd’hui », écrit-elle. Pas pleurer est un Goncourt inquiet.
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