Reporterre, nouvelle ère

Avec les événements de Sivens, le petit journal écolo en ligne fondé par Hervé Kempf a gagné ses lettres de noblesse.

Pauline Graulle  • 13 novembre 2014 abonné·es
Reporterre, nouvelle ère
© www.reporterre.net Photo : Alain Le Bot / Photononstop / AFP

Un journal de gauche, écolo, et qui embauche. Dans le marasme de la presse française, où seul l’ultra droitier Valeurs actuelles semble tirer son épingle du jeu, Reporterre fait figure d’ovni. Le quotidien en ligne, qui a quasiment doublé ses visites en un mois (passant de 555 000 en septembre, à 932 000 à la fin octobre), a aussi bénéficié d’une augmentation de 60 % des dons de ses lecteurs. Comble de la reconnaissance pour ce petit site d’allure austère : une citation au JT de France 2 et l’abandon par le Monde du qualificatif « militant » pour le désigner. « On est même suivi par Dechavanne sur Twitter, c’est dire ! », plaisante Barnabé Binctin, journaliste fraîchement « CDIsé », qui a enchaîné son premier plateau télé (TV5 Monde), un passage à Radio Nova et une invitation chez Schneidermann.

Pourquoi un tel engouement ? La réponse tient en un mot : Sivens. Reporterre a brillé par sa couverture du conflit qui agite depuis l’automne le landerneau politico-médiatique. En dévoilant, photos à l’appui, les violences des forces de l’ordre contre les manifestants anti-barrage. Ou en obtenant, en exclusivité, le témoignage de la famille de Rémi Fraisse, ce jeune homme tué par un jet de grenade. Derrière ces révélations, nulle volonté de « faire du scoop ». Mais la juste récompense d’un travail de longue haleine : « Nos journalistes sont sur le terrain depuis plus d’un an : les « zadistes » [^2] nous ont fait confiance, c’est aussi simple que ça », commente Hervé Kempf. Le fondateur et rédacteur en chef du site promeut un journalisme « plus proche des ZAD que des couloirs de l’Assemblée ». C’est que l’histoire de Reporterre est depuis longtemps liée à ces « grands projets inutiles ». Tout commence en 1989, quand Hervé Kempf, traumatisé par la catastrophe de Tchernobyl, décide de monter Reporterre … version papier. Malgré un petit succès en kiosque, le canard, sous-capitalisé, rend l’âme après neuf numéros. Il renaîtra, dix-sept ans plus tard, sous la forme d’un blog. Kempf, devenu célèbre chroniqueur écolo du Monde, passe ses soirées à y prolonger ses réflexions sur la crise écologique, « problème majeur du XXIe siècle ».

En 2013, la contestation contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes est un tournant : Kempf, qui se dit empêché par le Monde, « journal dominé par le capital », de mener librement ses enquêtes sur la ZAD nantaise, quitte le quotidien avec fracas. Direction Pôle emploi. Et retour à Reporterre, qu’il transforme en « vrai » journal. Avec correspondants sur les points chauds (Sivens, ferme des mille vaches, TGV Lyon-Turin…) et conférence de rédaction avec les quatre journalistes permanents, chaque mercredi à La Ruche, espace de travail collaboratif dans le bobo Xe arrondissement parisien.

Côté modèle économique, Reporterre avance ses singularités. Accès 100 % gratuit, mais appel au don (réalisable en ligne) à chaque fin de papier. « On fait le pari que la logique post-capitaliste peut être comprise », précise Kempf. Pari tenu, pour l’instant : un tiers du budget mensuel (11 000 euros) est issu de la générosité des lecteurs, un autre de conférences animées par Kempf, le troisième tiers de la fondation Un monde par tous. Les 5 à 10 % restant proviennent de la collection de livres coédités avec Le Seuil et de la réserve parlementaire des députés EELV. Ce qui n’empêche ni les interviews des écolos de droite ou du Parti de gauche ni les éditos au vitriol sur le « bilan ministériel désastreux » de Duflot et de Canfin. « La diversité des sources de financement nous rend libres », assure Kempf, qui reconnaît toutefois qu’avec « cinq mois de trésorerie devant nous, on reste d’une prudence de Sioux ». Prudents, mais pas immobiles. À venir, la refonte de la maquette du site, des embauches, et ce qui en découle : l’élargissement de l’éventail des sujets « pour ne pas risquer d’être vu comme « le journal des zadistes » », explique Olivier Mugler, président de l’association La Pile [^3], à laquelle est adossé le titre. « On a commencé la traversée de l’Atlantique, sans être sûrs que l’Amérique est au bout du chemin », sourit Kempf. Mais avec quelques vivres en fond de cale.

[^2]: Activistes prenant place sur les « ZAD » (zones à défendre).

[^3]: Pour une Presse indépendante, libre et écologique.

Médias
Temps de lecture : 4 minutes