Vivre avec le loup, une affaire d’État
Selon des chercheurs en sciences humaines, les pouvoirs publics doivent résolument organiser la coexistence avec l’animal.
dans l’hebdo N° 1329 Acheter ce numéro
Ma vie avec Brenin ! Cité par la revue Billebaude, Mark Rowlands a été profondément marqué par une décennie de cohabitation avec un loup adopté à la naissance [^2]. Si Brenin a montré des capacités d’adaptation au mode de vie humain, il ne s’est toutefois pas défait de sa nature sauvage, constate le philosophe états-unien, qui fait de son expérience un fondement de sa pensée : il faut bien reconnaître des droits à l’animal, mais il n’a pas de devoirs envers nous. Dans le monde rural, où l’on a rarement choisi de fréquenter le loup, les conclusions sont moins apaisées. Comment vivre avec le prédateur ? Des chercheurs en sciences humaines tentaient de répondre à la question lors d’une conférence organisée par le Musée de la chasse et de la nature le 12 novembre, à Paris.
Mais tout d’abord, veut-on vivre avec ?, s’interroge Nicolas Lescureux, ethno-écologue au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (Cefe-CNRS). La question semble obsolète tant l’animal impose sa présence, à écouter Éric Marboutin, en charge du suivi du loup à l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). L’écologue dépeint une espèce naturellement taillée pour la colonisation de nouveaux espaces. Éradiqué dans les années 1930, le prédateur est revenu spontanément il y a vingt ans, en provenance d’Italie. Sa population pourrait dépasser 350 individus d’ici à la fin de l’année, installés ou aperçus dans une trentaine de départements. Son comportement collectif est parfaitement imprévisible. L’animal, capable de parcourir des centaines de kilomètres en quelques mois, est très discret, et sans concurrent dans son environnement, à part lui-même et l’homme. « Les mesures destinées à prévenir sa venue sont donc assez inefficaces. La cohabitation suppose de privilégier la réactivité par la protection des troupeaux quand une meute est installée sur un territoire. » Nicolas Lescureux a étudié la situation dans plusieurs pays où les villageois côtoient le prédateur sans interruption depuis des siècles. Dans le très rural Kirghizistan, le loup – 4 000 individus pour quatre millions d’habitants [^3] – est considéré comme un « alter ego ». Il a toujours été tiré par les éleveurs, en général également chasseurs. L’équilibre a cependant été rompu quand les pâturages d’altitude ont été abandonnés par les bergers et que la détention des armes a été régulée. « Le loup, qui a moins peur des hommes, attaque désormais en plein jour et même à proximité des habitations. Au point que les troupeaux – le capital des éleveurs – sont menacés. Pour autant, les Kirghizes montrent leur volonté de réagir pour rétablir l’équilibre et demandent des moyens à l’État. » En Macédoine, moins rurale, les villageois sont aussi confrontés à une pression grandissante de l’animal. Cependant, l’élevage y est beaucoup moins valorisé qu’au Kirghizistan. « Les paysans, marginalisés, sont en proie au désarroi, relève le chercheur. Ils ont une attitude très négative envers une espèce qui ne respecte ni les frontières ni les normes humaines et est jugée incontrôlable, faute de moyens octroyés pour la tenir à distance. » Dans le parc naturel du Montesinho, au nord-est du Portugal, l’une des régions les moins développées d’Europe, l’État accorde des moyens importants pour protéger les brebis – clôtures, chiens, bergers –, et les éleveurs ont fait évoluer leurs pratiques, en réduisant notamment la taille de leurs troupeaux, plus faciles à garder. Les forêts ont été repeuplées en cervidés, détournant en partie le loup des ovins. À la fin des années 1990, un sondage montrait que 50 % des habitants du Montesinho étaient favorables au maintien du loup, contre 40 % opposés (et 10 % sans avis), relate l’anthropologue portugais Joao Pedro Galhano Alves. « D’une certaine manière, le prédateur est considéré comme… un auxiliaire des bergers. Car, s’il disparaissait, les troupeaux, qu’il n’y aurait plus nécessité de garder, divagueraient dans les jardins potagers. » Le loup est majoritairement perçu comme facteur d’équilibre, car la société rurale dispose de moyens pour le tenir à distance.
Ainsi, la cohabitation avec le prédateur serait davantage facilitée par la capacité dont disposent les populations d’appliquer au loup des mesures de réciprocité (protection des troupeaux, effarouchement, tirs létaux, etc.) – « condition qui semble par exemple primordiale au Kirghizistan », observe Nicolas Lescureux – que par un faible niveau de préjudices économiques ou de danger. Le philosophe Patrick Degeorges, en mission sur le dossier loup au ministère de l’Écologie de 2005 à 2010, suggère ainsi que l’on considère les tirs de loups, en France, non plus comme un acte « punitif », mais sous l’angle d’une interaction construite avec le loup. « Pour faire communauté, il faut une “justice”. Est-ce que la réglementation actuelle le permet ? Et pour être juste, il faudra élargir la perception des interactions du loup avec l’homme et les écosystèmes, dont le cadre est aujourd’hui essentiellement réduit à la prédation sur les ovins. » L’État, aujourd’hui sur la défensive, s’est montré bien trop attentiste, alors que la situation évoluait très rapidement sur le terrain, juge Jean-Marc Moriceau, de l’université de Caen, historien spécialiste du loup. « Il faudrait appliquer des mesures différenciées selon les territoires, allant de la protection stricte de l’espèce à une très forte régulation dans les zones densément humanisées. » La coexistence avec l’animal doit être à présent imposée de façon aussi volontariste que l’a été son extermination au siècle dernier, avance Patrick Degeorges. « L’État doit faire respecter la protection de l’espèce, assurer l’égalité des citoyens devant le loup – en indemnisant au mieux les dégâts – et garantir l’ordre public, perturbé par exemple par les chiens patous affectés à la protection des troupeaux, qui agressent parfois les promeneurs. » Il en appelle à abandonner les références au passé, qui bloquent tout débat. « Plutôt que de viser la restauration de l’élevage de montagne d’hier, réfléchissons aux stratégies d’adaptation d’une activité qui subit l’essentiel de la prédation aujourd’hui. Il faut sortir d’un schéma historique, passé de l’exclusion totale du loup au statu quo actuel, appuyé sur des modalités contradictoires et improductives. »
[^2]: « Le loup », Billebaude, printemps-été 2014, Glénat/Maison de la chasse et de la nature.
[^3]: Une proportion 220 fois plus importante qu’en France.