Affaire de la LGV Lyon-Turin : Louis Besson écrit à Politis
Politis fait l’objet d’une attention particulière de la part du gouvernement à la suite de la publication de plusieurs enquêtes sur le projet de liaison ferroviaire entre Lyon et Turin. Nous répondons à Louis Besson, qui préside une commission intergouvernementale sur le Lyon-Turin dépendant du ministère de l’Écologie.
Un concours de circonstances ? La multiplication des procédures et de tribunes émanant de personnalités publiques pour démontrer l’inutilité du pharaonique et coûteux projet de liaison ferroviaire à grande vitesse (LGV) entre Lyon et Turin coïncide avec la réception d’une lettre adressée au directeur de la rédaction de Politis par l’ancien ministre Louis Besson , président de la commission intergouvernementale franco-italienne pour la nouvelle liaison ferroviaire Lyon-Turin.
Datée du 10 décembre, cette lettre de deux pages, qui engage le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, est accompagnée d’une note de six pages et d’une carte des réseaux ferroviaires européens :
Le principal inconvénient de la lettre et de la note est qu’elles n’apportent pas les preuves de ce qu’elles affirment, contrairement à l’ensemble de nos enquêtes qui ont révélé le coût réel du projet, les conflits d’intérêt lors de l’enquête publique. Ces enquêtes ont démontré avec l’aide d’experts, de spécialistes et de documents officiels que la ligne existante Dijon-Modane-Italie, entièrement rénovée et mise aux normes européennes, est prête à accueillir le fret routier, ce qui met en évidence l’inutilité écologique et économique, ainsi que le risque financier d’un projet non rentable.
Lire > Lyon-Turin: «Pourquoi l’aménagement ferroviaire existant n’est-il pas utilisé ?»
Lire > Lyon-Turin: «Le projet ne sera jamais rentable et sera payé par les contribuables»
Plusieurs de nos enquêtes ont porté sur le coût du projet et sur la gestion de celui-ci, faits et documents officiels à l’appui qui n’ont pas été contestés (voir notre encadré sur le coût du projet Lyon-Turin). Nous avons été aussi le premier média à révéler le contenu des enquêtes judiciaires concernant la présence de la mafia sur le chantier italien du Lyon-Turin, ainsi que sur la comptabilité du maître d’ouvrage du projet Lyon Turin ferroviaire (LTF), entreprise de droit privé sise à Chambéry, ville dont Louis Besson fut le maire de 1989 à 1997 et de 2001 à 2007.
Lire > Questions autour de la gestion du grand projet Lyon-Turin
Aucun des documents révélés au fil de nos enquêtes, un grand nombre étant pourtant officiels et incontestables, ne figurent dans le courrier de Louis Besson.
Orienter l’enquête des journalistes ?
Dès les premières lignes de son courrier, Louis Besson commet une grossière erreur :
Plus loin, il affirme :
Louis Besson, alors ministre des transports, a présenté le 14 mai 1991 le « schéma directeur des liaisons à grande vitesse » dans lequel il annonce :
La décision prise dès l’origine par Louis Besson a-t-elle été modifiée ? Lors de son assemblée plénière du 22 juin 2010, le conseil de développement de Métropole Savoie assiste à une présentation du projet de « liaison ferroviaire Lyon-Chambéry-Turin » par deux représentants de Réseau ferré de France (RFF), le gestionnaire d’infrastructure :
« La mise en service de cette nouvelle ligne et le raccordement de la ligne TGV Lyon-Chambéry-Turin sera réalisée à l’échéance de 2024 ou 2025. Ces différentes étapes devraient pouvoir amener des amélioration sensibles dans la durée des trajets, dans un premier temps entre Lyon et Chambéry et vice-versa, et ensuite entre Chambéry et Turin » .
Plus décisif, le dossier d’enquête publique menée de janvier à mars 2012 indique que le projet est de relier à grande vitesse Chambéry à Paris dans le cadre du projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin.
Il s’agit de « poursuivre l’extension du réseau grande vitesse européen » , notamment vers l’Italie : « Ce nouveau maillage à l’échelle européenne de lignes aptes à la grande vitesse permet d’effacer toutes les barrières techniques qui existent jusque là entre les réseaux nationaux. Par exemple le type d’électrification et les systèmes de signalisation sont actuellement différents entre la France et l’Italie » .
Les citoyens auraient-ils été trompés ?
Et la ligne existante ?
Plus l’erreur est grossière, plus elle passe ? A aucun moment Louis Besson n’évoque dans son courrier la ligne existante. Or, ce point est essentiel pour les opposants et élus locaux contre le grand projet Lyon-Turin. Ils demandent le transfert du fret routier sur le rail dans les plus brefs délais sur une ligne ferroviaire, déjà rénovée, comparable à celles utilisées par la Suisse pour le fret ferroviaire et le transport de passagers passant par le tunnel de Saint-Gothard et celui du Brenner, creusés au XIXe siècle puis eux aussi modernisés.
Louis Besson rejette cette proposition par « l’obsolescence d’infrastructures existantes » , tout en montrant implicitement que ces infrastructures rénovées, qui ont des caractéristiques très proches des lignes suisses, peuvent supporter le transfert du fret routier vers le rail :
Le président de la commission intergouvernementale pour le Lyon-Turin ferroviaire, omet de préciser que les choix qui s’imposent en Suisse, notamment de construire un nouveau tunnel au Saint-Gothard, sont liés à l’augmentation du trafic et non à l’obsolescence des infrastructures.
En 1994, au Saint-Gothard, le transport de fret est de 18,3 millions de tonnes rail et route compris. La même année, 33,7 millions de tonnes de fret passent par les tunnels de Fréjus, du Mont-Cenis et du Mont-Blanc. En 2007, avant la crise financière, le transport de fret chute à 27,6 millions de tonnes par ces trois tunnels, tandis qu’au Saint-Gothard, le trafic est en hausse, à 26,4 millions de tonnes. Le tunnel du Brenner est passé en 2007 à 48 millions de tonnes de fret transporté sur le rail et sur la route, alors qu’il n’était, en 1994, que de 25,9 millions de tonnes.
Lire ici la note qui explique les raisons de l’augmentation du trafic de fret ferroviaire en Suisse :
La note de Louis Besson consacre une page à la ligne « historique ». Intitulée : « Croire (ou faire croire) que la ligne historique est une réponse d’avenir, c’est se tromper (ou vouloir tromper !) » , elle laisse entendre que la ligne ferroviaire existante de 19 tunnels est obsolète, car hors d’âge et en altitude. Or, elle été rénovée pour près d’un milliard d’euros de travaux, selon Bernadette Laclais, députée PS de Savoie.
Les travaux ont porté sur la mise aux normes pour le report modal du trafic routier sur le rail. Les détails techniques sont développés dans les documents officiels de la plainte contre X pour la sous utilisation du transport ferroviaire existant, « afin de déterminer les éventuelles responsabilités et leurs auteurs responsables de la surexposition des personnes aux risques de cancer dont les conséquences sont souvent mortelles » dans les vallées alpines (voir ci-dessous).
La capacité de la ligne existante mise au gabarit européen reconnue par RFF est de 22 millions de tonnes. Ce chiffre a été rendu public en 2007 dans un droit de réponse du président de Lyon Turin ferroviaire (LTF). L’entreprise indique qu’avec « les travaux de modernisation du tunnel ferroviaire du Fréjus, il sera possible de transporter des camions de près de 4 mètres de hauteur, soit environ 50 % des poids lourds » , oubliant de préciser que la quasi totalité du fret routier peut basculer sur le rail, comme nombre de documents officiels le prouvent.
Ainsi, un document du 6 novembre 2013, présenté par le groupement européen d’intérêt économique relatif au corridor ferroviaire de marchandises n° 6, une organisation européenne de gestionnaires d’infrastructures, réunissant notamment Réseau ferré de France (qui détient 20 % des parts de ce GEIE) donne les caractéristiques de la ligne existante, la jugeant apte à transporter le fret sur l’axe est-ouest, c’est-à-dire de l’Espagne à la frontière ukrainienne.
L’intenable argument écologique
Louis Besson a décrit dans sa note le « projet écologique » du Lyon-Turin, « indispensable et urgent » , respectant la « convention alpine, traité international visant à la protection du massif alpin » . Nous en avons pris connaissance le jour de la publication d’une tribune de Nicolas Hulot , président de la Fondation pour la nature et l’homme et « envoyé spécial pour l’environnement » de François Hollande , Dominique Bourg , vice-président de la Fondation Nicolas Hulot et Michel Badré , ingénieur général honoraire des ponts, des eaux et des forêts, qui a présidé l’Autorité environnementale jusqu’en mars 2014.
Publiée le 16 décembre sur le site du Huffington Post (ici), les auteurs constatent « la faible cohérence de nos politiques publiques : de très grands projets ou programmes français comme le réseau de transport “Grand Paris Express”, le Lyon-Turin , ou les lignes à grande vitesse en projet n’entrainent, toutes choses égales par ailleurs, que des réductions d’émissions symboliques à cette échéance [de diviser par 4 les émission de CO2 entre 1990 et 2050, le récent engagement communautaire ayant fixé à 40 % la baisse des émission à atteindre de 1990 à 2030, rappellent les auteurs] : même si aucun d’entre eux ne peut être tenu responsable à lui seul de l’atteinte d’un objectif aussi ambitieux, on peut s’inquiéter de voir ces grands projets n’y contribuer en rien »
Plusieurs textes reprochent aux promoteurs d’ignorer les conséquences écologiques du grand projet. En particulier l’avis de l’Autorité environnementale sur la liaison ferroviaire Lyon-Turin qui porte sur l’itinéraire d’accès au tunnel franco-italien. Daté du 7 décembre 2011, c’est-à-dire avant le lancement de l’enquête publique, l’Autorité environnementale pointe le « caractère parfois inabouti du dossier, et son degré de cohérence interne et de précision souvent inférieur à ce qu’on est en droit d’attendre d’une étude d’impact, surtout sur un projet d’une telle ampleur » .
L’autorité rappelle que « dans le projet de schéma national des infrastructures de transports (SNIT, version en date d’octobre 2011), le projet du Lyon-Turin figure en 15ème position dans la liste des principaux projets de développement ferroviaire (à engager avant 2020) dont la réalisation est souhaitable à 20-30 ans pour permettre au transport ferroviaire d’offrir une véritable alternative à la route et à l’aérien, notamment dans le transport de voyageurs » .
Extraits de l’avis de l’Autorité environnementale :
Que faire des dérives mafieuses ?
Louis Besson semble tenir compte de nos enquêtes sur la présence d’entreprises liées à la mafia. C’est bien la première fois qu’un courrier officiel intègre ces faits et condamnations par la justice italienne. Mais l’ancien ministre les sous-estime, pour ne parler que des « dernières polémiques entretenues autour de ce projet pour son exposition à des infiltrations mafieuses » . C’est faire fi de la réalité.
Lire > LGV Lyon-Turin et mafia : Après Politis, Arte… le Canard enchaîné
Lire > LGV Lyon-Turin : quand la mafia prend le train… sur Arte
Louis Besson reconnaît donc que les « éventuelles infiltrations mafieuses » sont une préoccupation des gouvernements français et italien. Ces infiltrations, bien réelles, ont été développées dans plusieurs de nos enquêtes. Des députés européens EELV ont saisi l’Office européen de lutte anti fraude (Olaf) (voir document ci-dessous).
Des marchés contestés
« Je suis le témoin de la constante vigilance des présidents successifs de la société LTF et notamment du président en exercice, Monsieur Hubert du Mesnil , dont tout le monde reconnaît la grande compétence et l’extrême rigueur » , nous écrit Louis Besson. Le jour où nous prenions connaissance du contenu de ce courrier, le 17 décembre, huit parlementaires EELV se sont déplacés au pôle financier de Paris, rue des Italiens. Après avoir saisi l’Olaf, ces parlementaires ont transmis informations et documents dénonçant « l’irrégularité des marchés de travaux passés en vue de la construction de la LGV Lyon-Turin » . Y aurait-il absence de contrôle sur les marchés publics ? « Lyon Turin ferroviaire n’est pas habilité à engager des travaux de creusement alors que le financement n’est pas acquis, ni au niveau européen ni au niveau français » , assure Michèle Rivasi , députée européenne EELV.
Les parlementaires affirment que la « certification des coûts par un tiers extérieur, prévue par le traité franco-italien, exigée par la Cour des comptes depuis deux ans, reconnue comme indispensable par le Premier ministre dans sa réponse à la Cour des comptes, n’a pas été réalisée » . Autre élément versé au dossier transmis au pôle financier, la position du président de LTF : Hubert du Mesnil est également président de l’Institut de la gestion déléguée (IGD) , ce qui « crée une situation de doute légitime devant interdire la signature de marchés publics au profit d’entreprise du BTP siégeant au conseil d’administration de l’IGD » , soulignent les parlementaires EELV, « cela d’autant que le montant d’un appel d’offre a été divulgué dans la presse huit mois avant l’avis de marché en contradiction avec toutes les règles des marchés publics » , déclare la députée Michèle Bonneton .
Lire la lettre d’élus et d’associations environnementales et d’opposants au Lyon-Turin, révélant l’attitude du président de LTF face à leurs inquiétudes :
Pour les parlementaires, l’ensemble des faits et documents transmis à l’Olaf et au pôle financier de Paris « doivent conduire le président de LTF à annuler les marchés publics et à interrompre les travaux entrepris » .
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